Three Lunar Seas – Opéra de Joséphine Stephenson – Livret de Ben Osborn – Direction musicale : Léo Warinsky – Mise en scène : Frédéric Roels – Création mondiale – Production de l’Opéra Grand Avignon – Spectacle donné à l’Opéra Grand Avignon les 5 et 7 mai 2023.
Hasard du calendrier ou rendez-vous poétique ? C’est en cette soirée de la pleine lune de mai, surnommée pleine lune des fleurs, que le public avignonnais, assoiffé de découverte, est convié à la création mondiale – ce qui n’est pas si fréquent – de l’opéra de Joséphine Stephenson « Three Lunar Seas ». Une nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon que son directeur, Frédéric Roels, dans un souci de diversifier le répertoire, n’a sans doute pas pu résister au plaisir de mettre en scène.
Ce sont donc les grandes mers de l’astre lunaire, la Mer de la Fertilité, la Mer de la Tranquillité et la Mer de la Sérénité qui ont donné leurs titres à trois histoires de notre temps qui s’enchevêtrent tout au long du spectacle avec comme fil conducteur une incursion dans l’intimité des personnages, leurs douleurs et leurs espoirs, et une musique continue qui entretient l’émotion, qui soutient l’action avec tout à la fois force et poésie.
Nous entrons tout d’abord dans l’intimité d’un couple de femmes, « She » et « Her », en mal d’enfant, qui vit enfin une grossesse peine d’espoir. Mais le drame advient, la perte de l’enfant, un néant qui sera sans doute comblé par la force de leur amour. Puis nous rencontrons un autre couple, Cynthia et « He ». Lui, victime d’une étrange maladie, ne parle plus, est coupé du monde. Comment faire vivre cet amour pourtant si fort qui ne s’appuie que sur le passé ? Pourra-t-il survivre ? C’est enfin Serena, une jeune militante, qui s’introduit la nuit dans une usine pour filmer ses rejets toxiques et en dénoncer les atteintes à ces rivages vierges qu’elle a tant aimés. Elle rencontre un veilleur de nuit qui devrait pourtant l’arrêter mais qui prend conscience lui-même de son ignorance et, sans doute, de la vacuité de son travail.
La mise en scène de Frédéric Roels est sobre et propose des images épurées et délicates en harmonie avec le parti pris poétique de la partition et du livret. Les histoires se croisent comme dans un fondu-enchaîné dans un décor unique sur fond noir dans des espaces suggérés par les mouvements d’un grand voile transparent. Un cercle lumineux rayonne tout au long du spectacle comme un symbole de vie, de lumière, d’une continuité sans cesse renouvelée comme les phases de la lune. Une immense sphère noire, symbole de nouvelle lune, hante la scène comme une promesse de renouveau, d’espoir d’une vie meilleure.
Quelques meubles stylisés, quelques projections suffisent à situer l’action. C’est sur les personnages que l’attention se porte, des personnages en costumes blancs rayonnant dans une pâleur lunaire argentée sur fond sombre et nuances de gris. Des tons en symbiose avec la musique de Joséphine Stephenson, émaillée des sons argentins de la harpe et du Cristal Baschet – ou Orgue de cristal. Une musique poétique, tantôt sereine, tantôt lyrique, parfois figurative quand elle évoque le bruit de l’eau, qui enveloppe les personnages et souligne leurs émotions, qui crée une atmosphère mystérieuse, à la fois douce et angoissante.
Le livret de Ben Osborn est avant tout poétique. Une poésie qui n’enlève rien à l’émotion, à la force des sentiments et à la douleur. Les thèmes abordés sont de notre temps et s’appuient sur des constantes humaines comme l’amour, la douleur, l’espoir. On peut regretter dans le troisième sujet une « dérive » militante, un peu manichéenne, où il est de bon ton de dénigrer l’industrie, ces horribles produits chimiques – dont les produits pharmaceutiques – et même la police, si cruelle. Mais on pardonnera volontiers ce petit accroc à la poésie car là n’est pas l’essentiel, on retiendra la sensibilité de Serena, son amour pour la nature et les rivages de son enfance, son espoir et sa confiance en l’avenir ainsi que l’humanité du gardien de nuit.
La distribution est en parfaite adéquation avec les sujets et les personnages. Dans le premier sujet Eduarda Melo, dans le rôle de « Her », est particulièrement touchante lors de la perte de son enfant, tant par son jeu de scène que par ses aigus puissants et déchirants qui poussent la douleur à l’extrême. A l’opposé Jess Dandy, dans le rôle de « Che », est une amante rassurante qui apporte, par ses graves profonds de contralto, la solidité et la sérénité nécessaires au lien du couple. C’est de l’amour entre ces deux femmes que va renaître l’espoir.
Dans le deuxième sujet on retrouve Patrizia Ciofi, une fidèle d’Avignon qui a marqué l’histoire de cet Opéra – on retient entre autres une Violetta mémorable – et qui apporte au personnage de Cynthia ses immenses talent vocaux et scéniques. La voix est nuancée, tour à tour sensible, apaisée, déchirante. C’est dans un monologue touchant qu’elle exprime son amour et ses états d’âme pour un homme absent qui n’entend pas, qui ne répond pas, qui ne peut pas répondre. Cet homme, muet, est incarné par le danseur Ari Soto qui traduit la déchéance du corps et de l’esprit de cet être tant aimé.
Dans le dernier sujet, le rôle de la militante Serena est confié à Kate Huggett, issue du répertoire folk. Passé l’effet de surprise produit par un timbre différent et une voix amplifiée, nous sommes rapidement séduits par sa poésie, sa voix limpide et chaude chargée de crainte et d’émotion. Une activiste sensible à la nature, déterminée mais fragile qui croit en l’Homme et à un monde nouveau. Une croyance confortée par un gardien de nuit, interprété par le baryton Anas Séguin, plein d’empathie et d’humanité, qui doute du bien-fondé de sa mission. Anas Séguin qui interprète également la sage-femme du couple féminin avec beaucoup de conviction et d’attention.
Enfin une autre mer sélène, l’Océan des Tempêtes, est représentée par le Chœur de l’Opéra Grand Avignon – toujours à son meilleur niveau – qui accompagne ces trois mers lunaires à l’instar du chœur d’une tragédie grecque. Le texte, projeté en forme de croissant de lune, évoque l’espoir, le changement, la renaissance.
Sur le plan orchestral, la magnifique partition de Joséphine Stephenson dévoile des sonorités nouvelles parfaitement rendues par l’Orchestre National Avignon-Provence, dirigé par Léo Warynski, qui confirme ainsi sa polyvalence et son aisance tant dans les différentes facettes du répertoire classique que dans le répertoire contemporain.
Le public, composé en grande partie de jeunes ce soir de première, est conquis par cette création mondiale, une découverte pour tous par définition. Aux classiques applaudissements succède une acclamation massive et enthousiaste. En cette soirée de pleine lune, il apparait que l’opéra est un art bien vivant qui a encore beaucoup de choses à nous dire et qu’il revit sans cesse à l’image des cycles de la lune.
Jean-Louis Blanc
Photo Opéra d’Avignon