« Oublie-moi » – Marie-Julie Baup et Thierry Lopez – Théâtre du Petit Saint Martin, Paris – Jusqu’au 13 mai 2023.
Comment est-il possible qu’une pièce sur la maladie d’Alzheimer touche au point d’en avoir les larmes aux yeux et de ressentir en même temps une grande joie ? « Oublie-moi » réalise ce tour de force. Si le thème est lourd et infiniment triste, l’approche du sujet est belle, non dénuée d’humour, et aborde les étapes successives de la maladie avec une grande délicatesse. Marie-Julie Baup et Thierry Lopez embarquent le public avec une énergie débordante. Ils jouent et signent une mise en scène délicate adaptée de la pièce de Matthew Seager, « In other words ». Une pépite à ne pas rater.
Lors de leur première rencontre, Arthur a renversé un verre de vin rouge sur Jeanne. L’incident est le point de départ d’une folle histoire d’amour, contrariée plus tard par un oubli en apparence anodin. Alors qu’il est parti chercher du lait et des timbres à l’épicerie d’en bas, Arthur s’égare.
Le cadre est celui des souvenirs, teinté d’une lumière rose, stylisé, monochrome. Le rose se projette sur les vêtements du couple, tout est rose. La musique joue un rôle clé dans l’histoire du couple, et leur chanson fétiche, « Words don’t come easy to me », revient régulièrement. Quelle ironie quand Alzheimer s’installe ! La pièce prend le temps de présenter le couple, « l’avant ». La rencontre de Jeanne et Arthur est hilarante, mélange de maladresse, de drague dure et de désir fou. Ce souvenir fondateur est celui qui tient le couple au plus profond de la maladie. Il est aussi celui qui rend la vie plus belle, rappelle l’exceptionnel au cœur du quotidien, la singularité de chaque histoire. Les détails de la vie du couple, de leurs particularités prennent d’un coup énormément de valeur.
La délicatesse d’Oublie-Moi est d’aborder la maladie d’A. de biais. Sans vraiment la nommer d’ailleurs. Deux micros installés de part et d’autre de la scène permet à chacun des protagonistes de partager ce qu’ils ressentent, d’annoncer les différents stades. Cette distanciation éloigne le pathos. Pourtant tout y passe : la culpabilisation (« aurait-on pu détecter la maladie plus tôt ? »), la honte puis l’énervement du malade, la volonté de lutter, l’énorme charge à porter pour la personne aidante, le désespoir de certaines situations, la colère du malade que l’on enferme et qui ne comprend plus l’environnement qui l’entoure. Seul le souvenir de leur rencontre permet à Arthur et Jeanne de se retrouver de temps en temps, grâce notamment à leur chanson fétiche.
« Oublie-moi » réussit un incroyable exercice d’équilibriste, toujours sur le fil, à célébrer la vie passée ensemble et la beauté des souvenirs en même temps que les deux protagonistes affrontent une fin lente et inexorable. Les deux acteurs proposent une mise en scène bien rythmée, dosée à la perfection, qui ne peut laisser personne indifférent. Et paradoxalement, la beauté de vie triomphe en dépit de la dégénérescence inéluctable.
Emmanuelle Picard
Photo F. Toulet