Othello – Tragédie de W. Shakespeare – Mise en scène Jean-François Sivadier – Théâtre de l’Odéon – du 18 mars au 22 avril 2023.
Othello à l’Odéon, encore un classique. Et pourtant cet Othello ne ressemble à aucune autre. La mise en scène de Jean-François Sivadier porte un regard nouveau sur la pièce, féroce et dramatique bien sûr, mais drôle aussi et incroyablement contemporaine. Les trois heures de spectacle s’envolent, portées par la langue, le rythme et la formidable présence scénique des acteurs avec un trio de tête mémorable : Nicolas Bouchaud dans le rôle de Iago, Adama Diop dans celui d’Othello et Emilie Lehuraux en Desdémone. Si les excès d’orgueil des personnages font rire, les scènes comiques n’occultent pas la gravité des thèmes abordés : racisme, misogynie, manipulation sans scrupule… Cet Othello est d’une richesse inouïe et n’oublie jamais son public. Une merveille !
Nommé général des armées vénitiennes, Othello « Le Maure » épouse la belle et noble Desdémone, au grand dam du père de celle-ci qui ne veut pas d’un gendre basané. Iago, un officier de son armée à qui Othello a refusé une promotion, le hait et va tout faire pour détruire son bonheur, à force d’insinuations mensongères sur l’honneur de Desdémone…
Scène dépouillée. Les rideaux de plastique convoquent l’eau et la lumière, les panneaux de bois mobiles structurent l’espace au fil de l’histoire. Le cadre est sobre et permet des changements de scène rapides et efficaces. Les costumes sont modernes, l’excursion militaire à Chypre se fait en vêtements sahariens. En guise de prélude, Othello fait la cour à Desdémone en lui apprenant quelques mots de Wolof, prenant le public à témoin. Le lien avec le public est constant, que ce soit par l’éclairage de la salle, par la présence des acteurs dans le public avant leur entrée en scène, par l’adresse qui lui est faite directement par Iago sous forme de confidence : le 4ème mur n’existe plus. Le lien est aussi physique que mental : Jean-François Sivadier puise allègrement dans les références de notre époque pour étayer son propos, que ce soit avec des chansons rock, la bouche de Joker que se dessine Nicolas Bouchaud-Iago ou les références misogynes sur les femmes au volant. Même si la République de Venise n’est plus, Othello est notre contemporain. Que l’on se rassure, la langue de Shakespeare est toujours là, la traduction de Jean-Michel Déprats est d’une modernité éclatante.
Que de trouvailles scéniques ! Le sourire rouge du Joker, le bar roulant, le visage maquillé de blanc d’Othello dans la scène finale, les chansons bien placées, tout est occasion de se renouveler. La pièce se déroule avec une fluidité désarmante, grâce à une belle distribution. Le rôle de Iago, beau parleur dont les mots embrouillent tout le monde (comme le souligne Roderigo au début de la pièce), va comme un gant à Nicolas Bouchaud. Il est machiavélique à souhait et forme un duo spectaculaire avec Adama Diop qui campe Othello. Royal, impérial, ce dernier porte haut ses exploits militaires. L’évolution de son personnage vers le côté sombre, perdu, et finalement grimé de blanc pour la scène finale est troublante. Quant à la Desdémone d’Emilie Lehuraux, elle a fière allure et sait exister dans ce monde d’hommes, sa chute et sa désillusion n’en seront que plus bouleversantes. Le reste de la distribution est tout aussi brillant, et le casting de Jisca Kalvanda dans les rôles d’Emilia et du gouverneur fait fi des stéréotypes.
A travers les siècles, Shakespeare nous parle de fléaux qui peinent à changer : le racisme condamne Othello d’avance, la misogynie latente pousse au féminicide, et l’attrait du pouvoir réveille les instincts les plus sombres. Maquiller de blanc Othello lors de la scène finale montre à quel point « Le Maure » obéit à un schéma pré-établi, à des codes de société qui le rattrapent en dépit de lui-même.
L’Othello de Jean-François Sivadier est un spectacle bien vivant, qui n’oublie jamais son public, fait rire, réfléchir et émeut tout à la fois. Il nous révèle tout le génie d’un Shakespeare toujours pertinent et essentiel.
Emmanuelle Picard
Photo J.L. Fernandez