Il Turco in Italia – Opéra-bouffe de Gioachino Rossini créé à Milan le 14 août 1814 – Livret de Felice Romani – Direction musicale : Miguel Campos Neto – Mise en scène : Jean-Louis Grinda – Production de l’Opéra de Monte-Carlo – Spectacle donné à l’Opéra Grand Avignon les 3 et 5 mars 2023.
C’est avec un réel plaisir et dans une salle comble que le public avignonnais retrouve au travers de cet opéra de jeunesse de Rossini cette musique lumineuse, rafraichissante et pleine de vivacité, à nulle autre pareille. Un opera-buffa longtemps oublié et sans doute un peu négligé qui possède toutes les qualités du genre. Sans tomber dans la farce, les effets comiques sont efficaces et, au travers d’un livret nuancé et subtil, savent céder leur place à des moments plus profonds d’émotion amoureuse, comme à des prémices aux opéras seria du compositeur. On ressent une influence mozartienne que le clavier accompagnant les récitatifs ne manque pas d’évoquer en glissant dans la partition quelques notes furtives d’airs du compositeur.
Le librettiste, Felice Romani, nous rend témoins des états d’âme du poète Prosdocimo en manque d’inspiration devant la page blanche pour sa nouvelle pièce. Il croise une troupe de bohémiens dont la vie semble fertile en péripéties qui pourraient constituer une belle trame pour son histoire. Au fur et à mesure du spectacle notre poète s’invite dans l’action tel un fil conducteur, se réjouit des situations savoureuses et tente même d’agir sur les personnages et de tirer les ficelles pour que l’histoire soit belle et propice au succès de son œuvre en gestation.
Et cela marche au-delà de toute espérance. On retrouve tous les ingrédients qui laissent augurer d’une pièce à succès : une femme volage, mariée à un benêt, courtisée par un amant roué et persévérant, qui tombe dans les bras d’un turc au charme exotique on ne peut plus aguichant, lui-même aimé d’une femme aimée par le passé mais dont il s’est lassé, comme de la plupart de ses conquêtes semble-t-il. Il s’ensuit une intrigue à rebondissements qui donne lieu à une suite d’airs, de duos, trios, quatuors – jusqu’à des septuors – du plus bel effet qui s’enchaînent à un rythme soutenu.
La mise en scène de Jean-Louis Grinda, qui semble avoir bénéficié de moyens importants pour monter ce spectacle, est alerte et esthétique. Les effets comiques sont traités sans lourdeur, avec finesse, et l’ensemble, très coloré au sens propre comme au sens figuré, prend des accents de commedia dell’arte, de carnaval, voire de bande dessinée. Le dispositif scénique comporte des tapis roulants qui positionnent les personnages dans l’action, toujours avec élégance et comme mus par leur destin. Une passerelle au-devant de la fosse d’orchestre permet par moment un contact étroit avec le public, un dispositif de proximité qui donne de l’ampleur aux voix et qui révèle en particulier toute la force et la richesse du septuor final. La direction d’acteurs, bien maîtrisée, contribue par ailleurs à la clarté du spectacle et est toujours en phase avec l’action.
Les éclairages de Laurent Castaingt, les costumes riches et colorés de Jorge Jara et les décors de Rudy Sabounghi donnent à l’ensemble un aspect féerique et produisent des images d’une belle plastique. L’arrivée de Selim en barque sur une mer ondulante produit des images colorées et poétiques. Le salon de la riche demeure de Fiorilla est évoqué par une élégante toile peinte, puis l’action se situe sur les rives de la baie de Naples avec une mer aux reflets d’argent. En arrière-plan, le Vésuve déverse une lave ardente comme les cœurs et magnifie l’action par une éruption finale, en résonance avec ce feu d’artifice vocal que nous offre Rossini.
La distribution est sans fausse note. Tous les interprètes disposent de la souplesse vocale et de la vivacité nécessaires pour aborder les fioritures rossiniennes. Rossini qui, dans cet opéra, privilégie plutôt les ensembles mais ne néglige aucun second rôle et permet à tous les protagonistes de briller.
Le rôle de Fiorilla, objet de toutes les convoitises, est confié à la soprano Florina Ilie qui maîtrise avec nuance les différentes facettes de son personnage avec virtuosité et limpidité. Très bonne actrice, elle apparait comme une maîtresse femme, libre et dominatrice, mais elle se fragilise au fil de l’action et devient vite victime de ses sentiments. Elle est particulièrement touchante au second acte quand elle se sent abandonnée de tous.
Selim – le Turc en Italie – est interprété par Guido Loconsolo qui incarne l’archétype du séducteur au charme exotique. Avec prestance, charisme et naturel il impose son personnage avec une voix assurée au timbre clair. Son machisme oriental et dominateur cache toutefois un cœur plus fragile qu’il n’y parait. Par opposition, Don Geronio, le mari de Fiorilla, interprété par Gabriele Ribis, a tout du barbon benêt dépassé par les évènements et décontenancé par les frasques de son épouse et par Selim qui lui propose d’acheter sa femme et qui évoque avec naturel cette belle tradition turque qui consiste à vendre son épouse lorsqu’on en est lassé. Le personnage est très réussi sur un ton de commedia dell’arte et son duo du second acte avec Selim relève du meilleur comique.
Josè Maria Lo Monaco incarne Zaida, une ancienne esclave turque du harem de Selim, avec beaucoup de fraîcheur et de finesse. Fidèle amoureuse de Selim qu’elle espère reconquérir, elle maîtrise totalement son rôle avec une voix souple et limpide aux puissants aigus.
Don Narciso, amoureux éconduit de Fiorilla, est interprété par le ténor Patrick Kabongo qui apparait comme un circassien bondissant et futé qui n’abandonne pas la partie. Il brille tant par son jeu de scène que par sa voix souple au timbre clair, en particulier lors de son grand air du second acte. Un air suivi dans la foulée – comme pour une mise en concurrence – par un air de l’autre ténor du plateau, Blaise Rantoanina dans le rôle d’Albazar, un second rôle qu’il met brillamment en valeur.
Enfin le rôle du poète Prosdocimo est confié avec bonheur à Giovanni Romeo qui, tant par sa voix assurée que par son jeu d’acteur, donne de l’épaisseur au personnage. Animateur omniprésent, il se réjouit des mésaventures de chacun, aiguillonne les protagonistes et tente par tous les moyens d’influer sur l’action pour pimenter son scénario. Aucun doute ! Sa pièce sera un succès.
Au pupitre Miguel Campos Neto dirige l’Orchestre National Avignon-Provence avec fermeté et clarté et restitue toute la fraîcheur et la flamboyance de cette partition qui nous entraîne dans un tourbillon musical. Les chœurs de l’Opéra dirigés par Aurore Marchand sont toujours à leur meilleur niveau.
Etourdi par ce déferlement musical, le public avignonnais réserve un accueil enthousiaste à ce spectacle, un modèle d’opera-buffa tant par le talent de ses interprètes que par l’intelligence et la finesse de sa mise en scène.
Jean-Louis Blanc