LE « GODOT » DE FRANÇON, UNE EXTRAORDINAIRE LEÇON DE JEU

godot

En attendant Godot – Alain Françon – La Scala Paris – Jusqu’au 8 avril 2023. 

Voilà un Godot qui se mérite : après une représentation annulée en raison de problèmes techniques sur les changements de décor, l’attente aura commencé avant même le spectacle, attente exacerbée par les critiques élogieuses de la mise en scène d’Alain Françon. Le metteur en scène à la longue carrière (voir « Le misanthrope » ou « Un mois à la campagne » récemment) renoue avec Beckett après « Fin de Partie » il y a dix ans. Devant un horizon superbement irisé, il dirige deux excellents acteurs dans un monde absurde où les dialogues sont ciselés à la perfection.

Au milieu de nulle part, deux hommes débraillés comme des clochards, « Gogo » (pour Estragon) et Vladimir (« Didi ») attendent un dénommé Godot. Ils semblent se connaître depuis toujours, conversent comme un vieux couple mais leurs histoires respectives restent un mystère, tout comme l’objet de leur attente…

Une grande toile de fond magnifiquement éclairée, un squelette d’arbre, une pierre. Si les prescriptions scéniques de Beckett laissent peu de place à la surprise côté décor, l’horizon changeant au gré des éclairages est une belle réussite. Arrivent Didi et Gogo comme Laurel et Hardy. La qualité de jeu est sidérante : Gilles Privat donne corps à Vladimir avec une démarche claudicante, une manière singulière de parler et d’incliner la tête. Il est immédiatement convaincant. Face à lui, le « gogo » campé par André Marcon est bourru, trapu, et contraste en tout. La manière dont les deux acteurs se glissent dans les personnages est fascinante.

Alain Françon a choisi une version du texte remaniée par Beckett lui-même lors d’une de ses mises en scène. Pour les non spécialistes, les différences ne sautent pas aux yeux, mais l’attention aux mots est exacerbée. L’absurdité de l’existence, de l’attente est magnifiée. Pour Alain Françon, Godot « c’est l’essentiel, c’est le mot juste, c’est ce qu’on cherche sans savoir si cela arrivera ». Si Gogo et Didi nous font parfois sourire, c’est surtout par le « déjà vu » de certaines situations. Ce ne sont pas des clowns qui cherchent à faire rire, ce sont deux hommes égarés qui cherchent en vain un sens à leurs actions. Leur situation émeut : Gogo qui se fait battre la nuit, lutte avec sa chaussure, oublie les événements de la veille… tandis que Didi essaie de maintenir un lien, le cap de l’attente, en dépit d’une prostate douloureuse. « Essayons de converser sans nous exalter puisque nous sommes incapables de nous taire ».

L’épisode de l’arrivée de Pozzo et Lucky est troublante : Pozzo est odieux, se croit tout permis, maltraite manifestement son esclave Lucky tenu au bout d’une corde. Et pourtant Lucky est hargneux et semble se complaire dans cette servitude. Le spectateur est sans cesse sur le qui vive pour saisir le lien entre les personnages. Beckett maintient le suspense : aucune réponse n’est donnée, tout n’est que partiel et sujet à interprétation.

Voilà un sérieux Godot, magnifiquement incarné, absurde à souhait, concentré sur l’attente bien plus que sur Godot. La pièce écrite en 1948 au lendemain de la guerre dans un monde en quête de sens est tout aussi actuelle dans ce monde en pleine transition.

Emmanuelle Picard

Photo J.L. Fernandez

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