La mouette – Brigitte Jaques-Wajeman – Théâtre des Abbesses, Paris – du 3 au 25 février 2023.
A quoi reconnait-on une grande pièce ? Et une grande mise à scène ? Sans doute à la variété des interprétations possibles pour la première, et à la nouveauté de la proposition pour la seconde. Brigitte Jaques-Wajeman s’empare du chef d’œuvre de Tchekhov avec simplicité et efficacité et révèle facettes de la pièce parfois oubliées. Dans sa mise en scène, aucun des personnages n’est caricatural, tous nous touchent par leurs aspirations et leurs faiblesses, tous ont un rôle à jouer. Ici la pièce n’est pas monopolisée par Nina, jeune star montante, ou Arkadina, vedette d’âge mur qui se rêve éternelle. On ne passe pas à côté du charme troublant de Trigorine, de la douleur des vies repliées de Sorine et Macha… Cette mouette nichée dans un cadre épuré, servie par une troupe de comédiens homogène et engagés est un vrai bonheur, un spectacle bouleversant, tout entier tourné vers le théâtre, l’artiste et le processus de création.
Kostia, jeune homme qui se rêve écrivain, s’apprête à présenter sa première pièce à sa mère Arkadina, grande actrice, venue se reposer dans son lieu de villégiature avec son amant du moment Trigorine, lui-même écrivain reconnu. Kostia met en scène Nina, une jeune voisine dont il est éperdument amoureux et qui rêve de devenir actrice. Mais il est difficile d’exister face à une mère obnubilée par elle-même et par sa propre carrière, et la représentation tourne vite au désastre…
La scénographie est magnifique et efficace. Un écran irisé en fond de scène se prête aisément à toutes les colorations sous l’effet des éclairages. Son horizon symbolique emporte loin le spectateur. Sur le devant du plateau trône une scène improvisée, faite de cubes de bois assemblés. Les habits sont modernes, aucune russification forcée. Cette mouette universelle s’affranchit des contextes.
La mise en abîme du théâtre et du processus de création est évidente : la fébrilité de Kostia, l’énergie enthousiaste de Nina quel que soit le texte, se heurtent à un public disparate, accaparé par Arkadina qui cherche la lumière par tous les moyens. La représentation très attendue par ce public campagnard qui a rarement l’occasion d’aller au théâtre tourne au cauchemar. Le texte lui-même est aride et lance une série de questions aigues sur le processus de création. La nouveauté de l’écriture suffit-elle à en justifier la valeur ? Comment affronter les critiques ? Aux angoisses de Kostia l’écrivain inconnu font face celles de Trigorine encensé par la critique : Que vaut la reconnaissance publique et comment s’évalue le talent ? Surtout face à Tourguénine ou Dostoïevski ? Quant au processus d’écriture lui-même, il reste mystérieux et parfois douloureux : Trigorine note fébrilement images et idées sur un petit carnet, tandis que Kostia s’échine à sa table de travail. Le public campagnard est fasciné par ces artistes, par le processus de création même et ne cesse d’interroger les vedettes en devenir ou déjà vieillissantes.
A côté de l’Art se jouent d’autres amours déçues, des destins brisés de ne s’être rencontrés. Kostia ne trouve jamais le chemin vers sa mère obnubilée par elle-même, son amour pour Nina est à sens unique, comme celui que lui porte Macha, ou celui de Piotr pour Nina. Le drame de l’ennui de la campagne face à la ville reste en arrière-plan et revêt un caractère secondaire face à l’Art et l’Amour.
Il faut saluer la performance très physique des acteurs qui nous offrent des scènes exceptionnelles, comme l’affrontement initial de Kostia-Hamlet avec sa mère-Gertrude, directement issu d’une scène de Shakespeare, ou encore le face à face des amours naissantes entre Trigorine et Nina, en dépit des interdits de la situation. Tous les personnages sont ciselés, dignes d’attention, émouvants.
Emmanuelle Picard
Photo Gilles Le Mao