La mort de Danton – mise en scène Simon Delétang – Comédie Française, Paris – du 13 janvier au 4 juin 2023 (en alternance).
Une fresque (trop ?) ambitieuse qui révèle toute la complexité des personnages
Autant le dire d’emblée : « La mort de Danton » est un morceau de bravoure. Deux heures trente de spectacle, dans un cadre XVIIIe siècle, avec de longues tirades dont il n’est pas toujours aisé d’entendre chacun des mots. Cette pièce exigeante est pourtant fascinante : son ancrage historique dans l’histoire de la Révolution française est saisissant, l’humanité et la complexité des personnages qu’elle révèle sont bouleversantes. Emmenée par Loïc Corbery dans le rôle de Danton et par Clément Hervieu-Léger dans celui de Robespierre, tous deux en très grande forme, une troupe pléthorique dessine les affres de la Terreur avec vivacité. L’Histoire devient un grand théâtre.
Auréolé de sa gloire de révolutionnaire, Danton se vautre dans la débauche avec ses proches alors que la Terreur s’organise. Face aux exécutions, il prend le parti de l’indulgence, ce qui le rend suspect aux yeux de Robespierre et de Saint-Just. Ils se saisissent du prétexte pour se débarrasser de cette figure par trop populaire.
Le metteur en scène Simon Delétang assume le XVIIIe siècle jusqu’au bout et place l’action dans le boudoir de Danton avec une entrée en matière orgiaque poussée à son paroxysme. La pièce de Georg Büchner est très documentée, avec des références précises aux grands événements révolutionnaires (« septembre 92 »), au Comité de Salut Public, aux différentes tendances politiques (Montagnards, Girondins). Une floppée de célèbres personnages secondaires entourent Danton et Robespierre. Au moment des saluts, pas moins de dix-sept acteurs viendront sur scène. Il n’est pas inutile de réviser les grands épisodes de la Révolution française avant de voir la pièce tant la matière est dense. La Marseillaise chantée par les révolutionnaires donne la chair de poule. La révolution est un ogre qui ne cesse de se dévorer lui-même, le mouvement échappe à ceux qui l’ont initié.
Le dramaturge allemand va bien au-delà des figures historiques pour leur donner une épaisseur humaine conséquente. Ces héros traditionnels se présentent avec une rare complexité, qui dépasse le cadre révolutionnaire pour toucher à une humanité universelle. Quand trahit-on ses idéaux ? Peut-on tuer pour eux ? Quel niveau d’absolu est-il soutenable ? Où est l’intérêt général et où commence l’intérêt particulier ? Comment faire face à sa mort prochaine ? Danton le jouisseur est pétri de doutes face aux milliers de mort de la terreur, au point de ne pas prendre la parole à temps pour se défendre. Il fait preuve d’une énergie débordante, dévoreuse de vie, puis d’un vide immense, où il est incapable de venir en aide à ses amis. Loïc Corbery se jette à corps perdu dans le rôle de Danton, crie, désespère, embrasse, chuchote ou harangue, va jusqu’à d’émouvantes confessions assis sur le bord de la scène. Face à lui, le Robespierre de Clément Hervieu-Léger est droit comme un piquet, pétri de Vertu, et pourtant lui aussi doute au moment de faire condamner son ami Camille Desmoulins. Il révèle sa solitude, questionne ses propres motivations l’espace d’un bref instant dans une tirade déchirante. Que dire de tous les autres personnages ? La Comédie Française offre un réservoir de choix pour les seconds rôles. Tous sont convaincants, touchants, même les femmes qui n’apparaissent qu’un bref instant comme Marina Hands dans un rôle charnel, ou Julie Sicard en épouse résignée.
Il faut s’accrocher aux paroles des comédiens pour passer les deux heures trente et défier les longueurs et les scènes parfois trop débordantes. Les tableaux s’enchaînent, l’issue est inéluctable mais les rebondissements sont nombreux. Un théâtre classique dans la forme, dense dans les mots et bouleversant dans son rendez-vous avec la mort.
Emmanuelle Picard
Photo C. Raynaud De Lage