Le suicidé – Mise en scène : Jean Bellorini – Au TNP Villeurbanne, du 6 au 20 janvier 2022.
Une dizaine d’années après la censure du « Suicidé » d’Erdman, Dostoïevski, condamné à mort, fait face dans sa tunique blanche aux soldats qui le mettent en joue. Au dernier moment, il apprendra sa grâce : il ne s’agissait là que d’un simulacre d’exécution. Le personnage principal du Suicidé est lui aussi visé par les canons et doigts désireux de le voir trépasser. Mais cette fois-ci, on ne théâtralise pas sa mort puisque c’est lui qui mime son suicide : Dostoïevski est vengé, Sémione Semionovitch est le “fusillé souriant” qui sait qu’il ne va pas mourir.
Le Suicidé s’ouvre sur un couple presque endormi (presque mort, presque endormi, le théâtre a besoin du relatif comme intransitif) : Sémione veut du saucisson, sa femme s’inquiète de son état (le chômage ne ferait de lui qu’une bouchée), alors il sort du lit et les premiers quiproquos et courses-poursuites accourent aussitôt. Ce qui n’est d’abord qu’une simple histoire de ménage, avec son lot de vases cassés (réellement cassés sur scène), prend peu à peu des atours politiques, jusqu’à monter sur de grands chevaux socio-économiques. En effet, après la levée d’une expédition sur les soupçons de l’épouse, dans le but de sauver Sémione de lui-même, l’affaire s’ébruite rapidement : le jeune homme, amusé par l’idée, trouve à peine le temps de noter sur un bout de papier “si je meurs, n’accusez personne” que déjà la gratuité de ce soupçon de suicide rebute le premier representant qui vient. “Ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire”. Son geste doit servir à quelque chose. Foucault qui définissait le suicide comme “une oeuvre sans spectateurs” est loin derrière le drame satirique qui se profile.
La pièce déploie alors une galerie de personnages hauts en couleurs, corrélés à l’idéologie dont ils se font les défenseurs : l’art, le commerce, le socialisme, l’intelligentsia, l’amour, tout peut être prétexte à mourir. Au milieu de ces fauves, rendus plus redoutables encore par la caricature, Sémione se laisse entraîner, participant à la fête que son sacrifice doit clôturer : les verres passent de mains en mains, l’alcool fait vivre les sourires, les chansons mangent directement dans les bouches. Très belle mise en scène de ce banquet des 12 apôtres, sous-tendu par une musique en live aussi endiablée que le corps au diable des comédien-nes dont la joie se fait de plus en plus anthropophage à mesure qu’approche l’éternité, tant et si bien qu’on croirait apercevoir les joyeux margoulins de l’écume des jours, dont le devoir est de ruiner par leurs chansons paillardes et leurs bruits de bouche le tragique enterrement de la jeune Chloé. La pièce entière est placée sous le signe d’un comique pendu à nos rires, dont le cynisme ne cesse de décoiffer. Cette folie du spectacle n’exclut pas ce qui en fait également la force : la précision de la mise en scène, que ce soit à travers les décors, les costumes et gestuelles marquées, ou par l’usage très pertinent de la caméra, qui ouvre un espace de parole en noir et blanc, à cheval entre le sens et sa déconvenue, à l’ombre des discours prêts à porter que Sémione doit enfiler.
Innocentes et sans cesse dupées par les résurrections intarissables du phénix Semione Semionovitch, l’épouse et la belle-mère font de merveilleux contrepoints aux nombreux stratagèmes manigancés par les pantins des idéologies. Cette suspension du récit est également amenée par les soliloques aux accents hamletiens de Semione, en quête d’un sens à son existence. “Le suicide embellissait ma vie” reconnaît-il. En somme, le Suicidé est un feu d’artifice bien équilibré, sans feu-Semione, qui embellit le réel en le rendant dérisoire. Le spectacle nous tient véritablement en haleine deux heures durant, autour d’individus passionnés par leurs combats, par leurs foules et qui espèrent voir le sacrifice de l’agneau pour pouvoir détourner cette tragédie morbide en noblesse idéologique. Et si dans la pièce les agneaux s’en sortent sans y perdre une plume, Ivan Petunin (un rappeur russe) dont le dernier message vidéo est projeté sur scène à la fin, choisit délibérément de s’opposer à l’idéologie militaire et mortifère de Poutine en mettant fin à ses jours. Le spectacle de Bellorini ne défend donc pas une sorte d’indifférence nihiliste au monde, mais expose des images contrastées et polyphoniques de rapports au monde, sans trancher entre l’intime et le politique. Albert Camus disait : « le suicide est le seul problème philosophique vraiment sérieux » alors à qui allez vous léguez votre héritage ?
Célia Jaillet
Photo Jean Grison