
« UNA IMAGEN INTERIOR » – El Conde de Torrefiel – Du 7 au 10 décembre 2022 au Théâtre de La Villette, Paris.
Une large bâche, étalée au sol mais qui se relèvera, parcourue de zig-zags colorés allant de lignes parallèles en sinusoïdales, un tableau qu’on croirait peint par un Pollock-enfant et qui ne représente rien, ne fait signe vers rien, ne porte pas le moindre sens à moins de faire usage de l’audio-guide apprêté pour la visite du musée : il s’agirait là d’une peinture préhistorique vieille de 36 000 ans. Le public choisit d’y croire. Avons-nous le choix ? Un texte, projeté en continu au-dessus de la scène constitue notre nouvelle réalité : les gestes, couleurs, textures qui surgissent au plateau nous sont décrits par ces sous-titres, avec sobriété, simplicité. Les réflexions et paroles des personnages trouvent aussi leur place au sein de ces didascalies très descriptives, qui ne disent pas grand-chose de plus que ce qu’on aperçoit déjà. Le règne du logos aurait-il pris fin sous les coups de plume des tautologies (qui se contentent de copier sans jamais rien apporter, qui en somme ne savent pas justifier leur existence) ? La forme est-elle condamnée à être abolie derrière le fond ? Le langage parvient-il à s’émanciper du logos en perdant au fil des phrases son utilité concrète ? La nouvelle langue poético-magique qui s’établit à tâtons se fonde sur l’exacerbation de notre intériorité, sur le retour à soi. Cela conduit les personnages au dénuement le plus total, n’ayant plus de produits de consommation dans leurs petits caddies dont les barreaux en ferraille convoquent l’image de prison ; bel hommage à la sculpture de grosse femme (par Roy Lichtenstein) et qui parachève la chute du capitalisme en proposant de faire du caddie un navire vide où l’imagination peut projeter son possible par-delà le réel et remplir les trous noirs de couleurs. Des glitchs lumineux parcourent la scène accompagnés de grésillements sonores, et suggèrent le vacillement du sens par le sensible, l’écroulement de ce qui est figé par le mouvement des corps lumineux. Si le bug peut être perçu comme une incarnation de l’éternel retour, répétition immobile à laquelle il ne paraît pas possible d’échapper, il est également promesse du renouvellement du monde, fait espérer un dépassement de ce réel qui depuis longtemps n’existe plus tznt il entremêle être et devenir, changement de paradigmes en folie : il suffirait de cligner des yeux.
Si le monde s’étiole avec la perte de ce sens définitif et rassurant, incarné par la fiction, c’est que les hommes ont férocement besoin des mythes, des histoires, des religions : nous ne sommes rien de plus que des histoires fidèles. Elles forment des modèles qui guident nos pas, afin d’éviter la blancheur d’une toile dépourvue de haut, de bas, afin d’éviter de heurter cet horizon sans clef qu’on nous présente avec toutes ses couleurs pêle-mêle qui forment des images qui n’ont rien à envier aux nuages mais dont on ne peut rien tirer de censé. La fiction sans brume ni nuages, la fiction simple, connue, universelle calme la peur de disparaître, offre un espace d’éternité, avec une cohérence et des règles logiques servant à rassurer. Les didascalies, toujours écrites, jamais prononcées, tracent une très belle trame de réflexion à ce propos : les choses dont la forme est carrée ou rectangulaire, les objets pourvus d’une géométrie implacable, les cadres, tableaux, scènes de théâtre délimités au cordeau offrent aux hommes un espace de protection contre la spontanéité de la nature, un lieu où comprendre le monde est possible sans le moindre danger. La fiction dessine l’un de ces cadres. L’imagination au contraire, dépourvue de forme a priori, ouverte au débordement des contours, à l’expansion du possible en dimensions fractales, fait exploser les cadres qui voudraient briguer la réalité au nom de la volonté prétentieuse que nous avons de la nommer, de la comprendre, de la prévoir, au nom de quoi non de non, faites voler les cadres et nager les oiseaux.
Le passage de la fiction à l’imagination s’effectue sur scène par le recours à la diegesis, libérée de la mimesis : l’abolition du visible encourage la créativité des aveugles. Le texte se déroule sans se soucier de ce que la scène fabrique, comme si la description s’effectuait les yeux à moitié clos par le sommeil. L’image devient proprement intérieure, l’onirisme remplace la clarté et peu à peu nous sommes gagnés par ce sommeil créateur dont Robert Desnos a déjà fait les louanges (il a écrit nombre de ses poèmes dans un non-lieu léthargique, entre deux lieux aux langages étrangers) : dans un état de mi-conscience, de mi-sommeil, l’imagination ballade son génie, « enfance retrouvée à volonté » selon les mots de Baudelaire, enfance, tâtonnements, commencements plutôt que fins de chapitres proclamées dès l’origine du titre, incipit en temps d’épilogue, route qui s’emprunte dans plus de quatre sens, saisons plus nombreuses que quatre, langue qui se parle sans verbe, obscurité visible à travers le corps, oxymores faciles d’accès. A ce relâchement des exigences de non-contradictions, le spectacle nous invite.
Les scènes se jouent au ralenti, comme si elles allaient s’arrêter et repartir en arrière, comme si le règne de l’imagination autorisait à présent qu’on abandonne cette exigence de la fiction de tout raconter trop rapidement, trop efficacement. La fiction ne laissait aucune seconde pour casser sa montre, aucun lieu où vivre sans la gravité, mais à présent le spectateur dont on lit les méandres de pensée comme des sous-titres sur l’écran au plateau a le droit de divaguer, d’alterner entre description précise de ce qui lui saute aux yeux et vibration de la paupière, frémissement du saute-mouton : si vous avez dormi, vous avez gagné, hors de l’unilatéralité du sens, dans les marges d’une scène qui n’offrait qu’un seul angle de vue. L’intérieur est grand comme une dizaine de miroirs.
Au-delà des rêves et de la liberté merveilleuse qu’ils confèrent, au-delà du mouvement lentement cyclique qu’acquiert le spectacle (éternel retour toujours très légèrement différent dans sa texture : la toile qui ferme le spectacle a sept différences avec celle qui l’ouvre) et enfin, au-delà de la libération du marbre que le spectacle permet, la destruction des idéologies s’opère dans la joie et le collectif encore plus que dans une chambre à soi. C’est en compagnie d’amis que la dernière œuvre se compose sous nos yeux solitaires : les images intérieures ne sont plus des images, simplement des mouvements, des élans sans efforts, des jets qu’il n’a pas été possible de planifier tant le cadavre exquis se montre en vie. Les comédiens débouchent les pots de peinture comme s’ils n’avaient pas d’or au bout des doigts, avec une joie qui n’a pas besoin de se regarder. L’image trouve à travers la matière une nouvelle intériorité tandis que le hasard décide pour nous du visage qu’aura l’œuvre, de cette beauté particulière de la gratuité absolue. Aller quelque part sans chercher à y aller, s’y retrouver par hasard parce qu’on s’est endormi, parce qu’on a trébuché : faire voler les cadres bien rangés de la scène théâtrale pour pouvoir s’y glisser plus facilement, en glissant sur cette chose qui déborde mais ne s’espère pas, cette chose qui ne s’attend pas mais se reçoit et qu’on ne prendra pas en photographie : le rêve, ou la joie.
Célia Jaillet
Photo Werner Strouven