« Entre les Lignes » – Tiago Rodrigues – Théâtre de l’Athénée Paris – Jusqu’au 17 décembre 2022.
Le nouveau directeur du Festival d’Avignon est partout en ce début de saison 2022-2023 : après « Dans la mesure de l’impossible », « Catarina et la beauté de tuer des fascistes », et « Le chœur des amants », c’est maintenant « Entre les lignes » qu’il présente au Théâtre de l’Athénée. Tout est déconcertant dans ce spectacle de Tiago Rodrigues, à commencer par le lieu des représentations, la petite salle du Paradis de l’Athénée. L’acteur Tonan Quito nous y attend sur scène en survêtement noir dans un décor ultra minimaliste. Commence la lecture d’un texte insolite et décousu en portugais. Le récit plonge le public au cœur du processus d’écriture et révèle une fois de plus l’étendue des talents de Tiago Rodrigues, qui passe du classique au social, au politique, à l’intime et à la création artistique avec une pertinence déconcertante. Une découverte savoureuse, qui va bien au-delà de la modestie des moyens employés.
« Entre les lignes » est une mise en abime successive. Au départ la collaboration de l’acteur Tonan Quito avec Tiago Rodrigues. L’acteur a l’habitude des retards et de la procrastination du dramaturge au moment de livrer ses textes avant un nouveau spectacle. Cette fois-ci le rituel s’éternise plus que de coutume, laissant l’acteur en proie aux affres du vide avant la première du nouveau spectacle…
Tonan Quito attend son public avant de lui demander la permission de commencer. La simplicité de sa tenue et la présence d’une machine à café étonnent. Avec la lecture du texte commence une expérience encore plus déroutante : des bribes d’Œdipe Roi se devinent dans les tirades, mais elles sont entrecoupées d’autres morceaux de phrase provenant d’une étrange lettre d’un fils à sa mère, de la tyrannie de son père et de la conséquence de ses actes. Drôle de coïncidence. Le parallèle des situations interpelle et demande une écoute active à défaut de comprendre toute la situation. Le mystère s’éclaircira plus tard, en passant par le Mozambique, un Major et la bibliothèque du pénitencier de Lisbonne. L’aventure romanesque puise directement dans le vécu personnel de Tonan et Tiago, avec une exceptionnelle dose de fantastique. En dire plus gâcherait le plaisir des futurs spectateurs. L’intrigue tient en haleine tout le long du spectacle.
L’amour de la littérature est palpable, dans la description de la bibliothèque du Major, dans celle du pénitencier de Lisbonne, ou dans les extraits choisis d’Œdipe Roi et de Don Quichote. La manière dont est posée la question de la pertinence de notre époque au regard d’une œuvre comme celle d’Œdipe Roi, et non l’inverse, en dit long sur les valeurs de Tiago Rodrigues.
La complicité des deux hommes se devine dans le jeu miroir des écritures, dans les cafés partagés régulièrement, ou dans les jeux de Tonan avec la fille de Tiago. L’humilité de l’approche créative est sincère et régénérante (« Tiago est toujours en retard dans ses textes »). Tonan se moque même de Tiago devenu invisible depuis qu’il est directeur du Festival d’Avignon. Le syndrome de la page blanche est visible, comme l’angoisse du comédien sans texte à répéter.
Tonan Quito joue sans cesse dans la relation avec le public, avec une très belle présence scénique. Il s’appuie sur des spectateurs désignés pour orienter ses répliques (« vous êtes Jocaste, OK pour vous ? »), il s’adresse directement à la salle et l’invite aussi à lecture de la dernière page du texte distribué en salle.
« Entre les lignes » est un petit bijou à s’offrir sans hésiter, une réflexion sans fard sur le processus de création qui puise dans l’amitié de Tiago Rodrigues et Tonan Quito, avec bonne dose d’humour et d’auto-dérision.
Emmanuelle Picard