Les frères karamazov – Mise en scène Sylvain Creuzevault – A été donné au théâtre des Celestins, Lyon, du 12 au 16 octobre 2022.
« Les frères karamazov » est une œuvre monstre née d’une plume monstrueusement acérée et qui a été pour moi une porte d’entrée dans l’univers de Dostoïevski qui reste à ce jour l’un de mes univers favoris. A la suite des Frères, j’ai dévoré Les adolescents, Les idiots, Les éternels maris et tutti quanti, en revenant toujours aux Frères pour ce qu’ils ont de complexe et de caricatural, d’absolu et de dissolu. Alors les Frères c’est quoi ? Une intrigue effilochée dans ses coutures mais surprenante tant on ne voit rien venir, des morceaux de fleuves qui noient et abreuvent la lecture à force de bouffonnerie gargantuesque, des monologues polyphoniques portées par des figures rudoyées et rougeoyantes, bref, tout ce qu’il se fait de mieux dans le milieu. Ce roman constitue à la fois une matière idéale pour le théâtre autant qu’un grave danger : il y a vraiment de tout pour des dizaines et des dizaines d’heures de lecture passionnées mais sans doute de « trop » pour le cadre d’une mise en scène n’excédant pas les trois heures. (Si vous n’avez ni vu la pièce ni lu le livre, je conseille à vos yeux d’autres lectures que le paragraphe qui suit car l’empreinte digitale du meurtrier peut assez probablement y être révélée)
Pour rendre compréhensible le roman dantesque de Dostoïevski, Sylvain Creuzevault a donc recours, en empruntant le chemin discret du raccourci, à la caricature. Smerdiakov est ainsi planté par une jeune femme androgyne, aux cheveux trop blonds pour être angéliques, ce qui pose d’emblée ce personnage en archétype du diabolique. Pourtant il s’agit du fils bâtard, du fils abandonné par son père et qui à travers une dévotion toute matérielle à son égard fait son possible pour reconquérir l’amour paternel. Le coupable est tout trouvé aux yeux du public néophyte : ce ne sera pas Dmitri mais celui-là avec ses mains qui se tordent et ses chansons qui grimacent. Dès lors, on ne trouve, entre le meurtre du père et la découverte du criminel, aucune seconde où souffler : Dmitri est interrogé depuis sa cage puis tout de go l’autre diable avoue son forfait. Cependant si le temps consacré à l’enquête est minuscule, celui dédié, non pas au procès, mais à la sortie du procès, paraît interminable. L’interview filmée de différents protagonistes, juges, soldats, frères, permet aux comedien-nes de déployer un humour efficace, né d’improvisations figées par l’écriture plateau, mais qui n’en finit pas de s’étaler pour s’égosiller : dix minutes de perdues, aucune de retrouvée.
Cet humour, assumé tout au long du spectacle, est endémique de l’univers dostoïevskien : les bouffons y sont rois extravagants et se répandent en récits d’ivresse et de joie malheureuse. Si les débordements du père n’ont pas toujours la spontanéité des vrais désespérés il demeure bien plus légitime qu’il appartienne à cette catégorie que le tendre Aliocha. Ce personnage était mon grand favori du roman, mon porte-bonheur, mon modèle de vertu, et je n’ai rien reconnu sur scène de ce que j’avais imaginé pour ses pommettes rebondies. Ils ont transformé l’humble et le pieux en arrogant et en vulgaire piteux, il était plein d’interrogations, de prudence et d’intelligence (tout cela rime ensemble) et voilà qu’on le retrouve à bégayer et à dire des âneries. Où s’est évanouie son écoute poétique et mystique des sonorités du monde pour que ne demeure qu’un regard bouffon et sourd, observé par le vide ? Alors que le roman le montre recevant timidement le baiser de Grouchenka, le canapé scénique l’amène à s’y allonger avec lubricité, prêt à faire l’amour à la demoiselle prostituée, comme il ira sauter (en twerkant quasiment) sur le triste cadavre du starets. La puanteur post-mortem qui saisit le maître qu’il vénère au plus haut point devrait plonger le jeune homme dans une immobilité tragique plutôt que de l’animaliser à outrance. Ce serait beau, un Aliocha qui regarde sans les voir ces grappes de religieu-ses se boucher, se moucher le nez avec de grandes grimaces comiques, un Aliocha qui n’aurait pas besoin de signifier les choses pour qu’on les sente affleurer. Le paroxysme de son incapacité est atteint sur le dernier tableau, celui-là même qui conclut la pièce, au sujet de l’enterrement d’un enfant, Ilioucha, figuré par une poupée encastrée dans un petit cercueil. Aliocha y répète avec engouement qu’il est important de se souvenir de lui et de ce jour heureux qui rassemble tant de monde pour cet enterrement. Le jeu remplace son innocence par la bêtise et le décalage laisse un goût amer au bout des doigts, à croire que l’Idiot caricaturé (autre roman de Dostoïebski) a pris la place de mon ange.
Ces différentes faiblesses proviennent d’un parti-pris d’adaptation du texte : celui de la modernisation qui jouxte de près la simplification. Elle est cependant bienvenue dans un théâtre qui accueille de nombreux néophytes et permet de donner à entendre avec clarté le propos de l’intrigue. Les adresses au public dont se chargent les personnages permettent d’expliciter au mieux les enjeux complexes de chaque scène afin de faciliter leur compréhension et leur appréciation. La traduction de Markowicz sur laquelle prend appui le spectacle allait déjà dans ce sens, avec intelligence. La scène confrontant Katia à Grouchenka est une bonne illustration de cette réussite : la seconde demoiselle coupe régulièrement le dialogue pour préciser au public l’état dans lequel elle se trouve, les envies qu’elle nourrissait en entrant, celles qui viennent à naître au fil de la conversation, si bien que sa douceur et sa dévotion se transforment avec fluidité, sans aucun accroc : d’abord en moquerie, puis en mépris avant que ne s’assume le désir de vengeance. Ses mouvements déplacent des lignes de la main, ses contradictions s’incarnent sous gestes, la polyphonie ne saurait rencontrer meilleur temple. Les comédiennes, d’une justesse fabuleuse, ne se noient jamais dans un surjeu qui constitue déjà le fond du roman mais virevoltent de cris en rires et de sourires et surprises avec virtuosité. Au-delà des quelques maladresses pointées depuis mon doigt de religieuse amoureuse du monsieur russe, le spectacle reste très intéressant (de par la profondeur du propos et son accessibilité), divertissant (dynamisme du jeu, humour drôle, décors affriolants autant que pertinents) et c’est sans regret que je me suis laissée traîner par la barbe (à la Sniéguiriov) jusqu’au bout de la parole.
Célia Jaillet