Catarina et la beauté de tuer des fascistes – Tiago Rodrigues – Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, du 7 au 30 octobre 2022.
Est-il légitime de tuer ? Si Tiago Rodrigues est un metteur en scène et directeur de théâtre reconnu, c’est aussi un auteur remarquable. Le Portugais, récemment nommé à la tête du Festival d’Avignon, a signé en 2020 un texte fort, une fable au titre provocateur, Catarina et la beauté de tuer des fascistes. Après moult reports liés à la pandémie, la pièce résonne encore plus fort dans le contexte politique européen actuel. Sans prendre parti et sous couvert d’un récit peu réaliste, Tiago Rodrigues explore le poids de l’héritage familial, les mécanismes de l’activisme politique et les dérives populistes actuelles. La tension monte graduellement jusqu’à un final époustouflant. Une pièce forte et nécessaire.
Depuis soixante-dix ans, dans une propriété retirée en pleine campagne, la descendance de Catarina, enfants, petits-enfants et maintenant arrière-petits-enfants se rassemblent et tuent chaque année un fasciste. A 26 ans, c’est au tour de la jeune fille d’exécuter son premier fasciste, un rite de passage hérité de son arrière-grand-mère. Au moment de passer à l’acte, le doute s’installe.
La scène est occupée par une grande maison de bois, surélevée comme un chêne liège. Huit acteurs attendent le public sur le plateau qu’ils ne quitteront plus. Hommes et femmes sont vêtus de longues jupes étonnantes, sauf l’un d’entre eux, mutique, cantonné en bout de table dans un complet bleu. Cette étrange famille où tout le monde s’appelle Catarina installe la distanciation, la fable peut commencer.
La première partie est dédiée aux traditions familiales. Il est question de recettes ancestrales, de blagues moqueuses des uns et des autres, sur le véganisme de la plus jeune, l’alcoolisme à peine dissimulé de la mère, les idées de business saugrenues de l’oncle, le chant des hirondelles… L’intimité de la famille s’installe, une étrange famille où les hommes portent des jupes et où tout le monde s’appelle Catarina. Les répliques fusent, drôles, avec des citations de Brecht hilarantes et des piques mordantes sur le véganisme de la plus jeune. La beauté de la campagne environnante est convoquée avec grâce, la fluidité des dialogues est remarquable. Où Tiago Rodrigues veut-il en venir ?
L’arrivée de l’héroïne qui doit passer à l’acte fait basculer la pièce. Les règles du rite ancestral s’éclairent, le contexte est donné, les armes à feu sortent. Tout semble réglé comme du papier à musique… mais le doute survient. Qu’il est fascinant ce doute qui s’installe comme une maladie ! Suspendu en l’air. Tout ce qui justifiait l’exécution « d’un salaud de fasciste » est remis en cause. Les membres de la famille essaient les uns après les autres de convaincre la jeune fille. La tradition de tuer à fasciste à 26 ans est un marqueur d’identité. La renier serait une marginalisation, une mise au ban de la famille. Le face à face entre la mère et la fille est fantastique, de même que le dilemme présenté par l’oncle. Les positions politiques, les pratiques activistes peuvent être des héritages familiaux difficiles à renier.
Et puis tout s’accélère. Inutile d’entrer dans les détails, le suspense de la pièce en serait gâché. Reste un final époustouflant, qui donne enfin la parole au fasciste. Celui-ci se répand en un monologue hallucinant, condensé de clichés qui font bondir, à peine supportable. Ce soir-là, les rires fusaient au début de ce discours outrancier, avant de s’effacer devant la pénibilité des propos, qui ressemblent à s’y méprendre à de nombreux discours politiques actuels. La séquence sur les minorités est sidérante. S’agissait-il de faire réagir le public ? De provoquer jusqu’à l’action ? De mettre en avant un silence complice ?
Malgré quelques longueurs, « Catarina et la beauté de tuer des fascistes » est une pièce puissante qui tient en haleine et pousse à la réflexion. Les huit acteurs qui la portent forment un collectif admirable, fluide, engagé. Une grande réussite pour un grand dramaturge en prise avec son temps, et dont le remarquable « Dans la mesure de l’impossible » au Théâtre de l’Odéon avait déjà bouleversé la rentrée.
Emmanuelle Picard
Photo Filipe Ferreira