Le Chevalier à la rose – Titre original : Der Rosenkavalier – Opéra de Richard Strauss créé à Dresde le 26 janvier 1911 – Livret d’Hugo von Hofmannsthal – Direction musicale : Jochem Hochstenbach – Mise en scène : Jean-Claude Berutti – Nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon – Spectacle donné les 7 et 9 octobre 2022.
Frédéric Roels poursuit sa politique de diversification et de renouvellement du répertoire par une nouvelle programmation lyrique variée, novatrice, parfois surprenante, qui propose nombre de découvertes au public avignonnais. C’est donc une nouvelle production du Chevalier à la rose de Richard Strauss, œuvre lyrique majeure du XXème siècle, curieusement présentée pour la première fois dans la longue histoire de la scène avignonnaise, qui ouvre cette saison lyrique.
Une œuvre sous forme de comédie douce-amère qui mêle l’humour à la mélancolie, le superficiel à l’amour profond, la fatuité à la sincérité. C’est une réflexion sur le temps qui passe, sur l’éphémère et la volatilité des choses, tant sur le plan sentimental que sur le plan sociétal. C’est aussi une cruelle peinture de l’aristocratie au sang bleu qui ne manque pas de rappeler Les Noces de Figaro de Mozart. Mais si Mozart pressentait la chute de la noblesse qui devait avoir lieu quelques années plus tard en France, Richard Strauss, dans un troublant parallèle puisque cet opéra a été créé en 1911, évoque – même si l’action se passe au XVIIIème siècle – cette noblesse de l’empire austro-hongrois qui devait être balayée également quelques années plus tard par la Première Guerre Mondiale. Une noblesse incarnée ici par le détestable et ubuesque Baron Ochs, archétype de l’aristocrate suffisant, cupide et harceleur de femmes à qui tout semble dû et une bourgeoisie montante représentée par Faninal, le père de Sophie, la promise du baron Ochs, qui achète en quelque sorte un nom contre de l’argent. Mais l’opéra ne se limite pas à une critique sociétale sur un ton de comédie. Le livret d’Hugo von Hofmannsthal, d’une grande richesse littéraire, aborde avec nuances le sentiment amoureux et une troublante réflexion de la Maréchale sur le temps qui passe.
La mise en scène de Jean-Claude Berutti est fluide et la direction d’acteurs parfaitement maîtrisée. Les épisodes comiques, parfois burlesques, sont traités finement, sans excès, avec un naturel qui en accentue encore l’effet. L’action qui se situe au XVIIIème est ici transposée, semble-t-il, vers le milieu du XXème siècle dans des costumes contemporains. L’épée du chevalier est remplacée par un équipement d’escrimeur et on fait usage d’appareils photos et de micros. La chambre de la Maréchale est un lieu bourgeois et cosy propice à ses rencontres amoureuses avec son jeune amant, Octavian – rôle travesti confié à une mezzo-soprano. La demeure de Faninal est tout aussi bourgeoise et décorée de paysages exotiques, sans doute pour évoquer une fortune facile et rapide faite dans les colonies.
La référence au XVIIIème siècle se fait au travers de projections discrètes, parfois en filigrane, d’extraits du film réalisé sur cet opéra en 1925. Des images raffinées aux expressions énamourées exacerbées par les codes du cinéma muet. Référence à cette époque également par les magnifiques costumes du XVIIIème que portent les protagonistes lors de la remise de la rose d’argent par le chevalier Octavian à Sophie, de la part du baron Ochs, en gage de demande en mariage. Un choix crédible de nos jours pour un tel évènement tant la bonne société viennoise semble nostalgique de cette époque.
La distribution qui comporte de nombreux solistes est homogène avec des rôles principaux marquants. Cet opéra apparaît un peu comme une ode à la voix féminine avec de magnifiques duos entre la Maréchale et Octavian auxquels se joint Sophie dans l’émouvant trio du troisième acte.
L’interprétation d’Octavian par la mezzo-soprano Hanna Larissa Naujoks – qui remplace au pied levé Violette Polchi – est en tous points remarquable. La voix exprime avec nuances les situations très variées du rôle, tant dans son personnage de jeune homme passionné, toujours dans l’immédiateté de ses sentiments amoureux, que dans celui de la pseudo-soubrette Mariendel – curieux travestissement d’un travesti – dans lequel son timbre volontairement rustique et ses allures masculines font merveille.
Le rôle de la Maréchale, personnage-clé qui donne toute sa profondeur à cette œuvre, est confié à Tineke Van Ingelgem, soprano belge, dont la voix puissante et les talents d’actrice donnent de l’épaisseur à ce personnage de femme mûre, consciente de l’écoulement du temps qui rend les choses éphémères, qui rendra inéluctable la fin de son histoire d’amour passionnel avec Octavian. L’air du premier acte dans lequel elle se retrouve seule face à sa mélancolie est particulièrement émouvant, tant par la qualité de l’interprétation que par la richesse du texte – « Le temps est une étrange chose … il s’écoule, s’immisce entre les êtres ». On retiendra également le magnifique trio féminin du troisième acte dans lequel, surmontant sa douleur avec noblesse et consciente de la logique implacable du temps, elle pousse Sophie dans les bras d’Octavian avant de se retirer. « Il sera heureux si tant est que les hommes comprennent le bonheur ».
Le baron Ochs qui, par sa fatuité, ses convictions sur la supériorité et les droits du sang bleu, sa cupidité et sa lourdeur, apporte la touche d’humour nécessaire à cette comédie. Mischa Schelomianski, avec sa voix assurée, son timbre clair et une belle présence sur scène, prend ce rôle à bras le corps et l’interprète avec un naturel qui finit presque par rendre le personnage sympathique, tant par son aisance et sa spontanéité que par sa naïveté.
Jean-Marc Salzmann interprète Faninal et porte en lui tout le ridicule du père dominateur et de cette bourgeoisie arriviste en quête de notoriété. Sheva Tehoval incarne Sophie, sa fille, et apporte la touche de fragilité et la sensibilité qui conviennent au personnage, en particulier dans son duo amoureux final avec Octavian. Les autres rôles de solistes sont tous du meilleur niveau, tant sur le plan vocal que quant à la crédibilité des personnages.
Enfin, sous la direction de Jochem Hochstenbach, la partition de Richard Strauss est interprétée par l’Orchestre National Avignon-Provence, clé de voûte de l’Opéra d’Avignon, qui confirme sa polyvalence dans tous les registres du répertoire lyrique. Partition toujours en harmonie avec le beau texte de von Hofmannsthal, d’une grande richesse orchestrale qui fait la part belle aux instruments à vent en passant par des rythmes légers de valse viennoise, des moments de poésie, de passion, de mélancolie ou de fantaisie. C’est par une longue salve d’applaudissements que le public avignonnais a accueilli cette nouvelle production de qualité d’un opéra du XXème siècle, sans doute une découverte pour nombre de spectateurs. Une belle ouverture pour la saison lyrique de l’Opéra Grand Avignon !
Jean-Louis Blanc
Photo Opéra Grand Avignon