« Le jeu des ombres » – Valère Novarina / Jean Bellorini – Au Théâtre de Carouge (Suisse) du 6 au 16 octobre 2022.
Il y a Ovide et Monteverdi, et puis, il y a Novarina et Bellorini.
En 2020, année fatidique pour les arts de la scène, ce spectacle aurait dû se jouer dans la cour d’honneur du Palais des papes. Le mythe d’Orphée, lui-même musicien et poète, est ici revisité par le metteur en scène Jean Bellorini qui entrelace musique et langage. Les mots de Novarina sont ainsi mâtinés d’extraits de l’Orfeo de Monteverdi, mais pas seulement, le jazz pouvant s’inviter à la fête, ainsi que d’autres compositions originales.
Voici donc Orphée et Eurydice. Voici une « espèce de Perséphone », un valet de carreau, une dame de pique, des jumeaux dissemblables, des chants, un violoncelle et plein de pianos. Voici une vingtaine de comédien.ne.s, musiciens.ne.s, chanteu.r.se.s lyriques. Voici donc une scène habitée.
Et surtout, il y a les monologues boulimiques et faramineux de Valère Novarina. Ce grand malaxeur de la langue, ce linguiste énumérateur, ce poète de l’absolu en costume d’arlequin. Son langage est comme une mélodie baroque chevauchant celle de Monteverdi. Il faut lâcher prise, se laisser aller à la cadence, à l’étrangeté de ce qui est dit, et tout à coup, se sentir transpercé par un sens. Alors, oui, ce discours prolixe peut en perdre quelques-uns. Pourtant au centre de ce cyclone poétique, un oeil métaphysique se fait jour…mais pas intello qui se rengorge, plutôt empreinte de sagesse et d’humour. Pour Novarina, « La parole est en avant de la pensée », c’est bien cela qu’il nous fait entendre.
Accompagner alors Orphée aux enfers devient un voyage exploratoire à la rencontre de ces ombres, de ces absents pour toujours que l’on porte tous en nous. Pourtant cette traversée vers le monde des morts est loin d’être triste, elle est même plutôt joyeuse et infiniment joueuse.
L’éclairage, important dans cette mise en scène, scinde fréquemment le plateau en îlots de lumière. La peinture monumentale de fond de scène, une abstraction chatoyante de rose lilas, s’illumine et rougit. Des servantes lumineuses sont transportées, un fleuve de feu embrase la scène. Une dizaine de pianos éventrés ou renversés sont introduits, tombes rendues muettes d’un cimetière éphémère.
Les act.eur.rice.s sont époustouflants d’aisance, redonnant des textes d’une épaisseur et d’une complexité verbale prodigieuse.
Et proche de la fin, il y a cet hallucinant monologue « Au Dieu inconnu », extrait de « La chair de l’homme » de Valère Novarina (une auto-citation) : plus de 300 définitions de Dieu extraites de 4000 ans d’histoire de l’humanité! Une merveille citant autant Nietzsche que Gainsbourg ou Platon! Dite par le comédien Marc Plas (formidable).
« Dans notre langue (si tu veux bien, comme les Latins, ne pas distinguer le u du v) ,il y a un anagramme du mot DIEU, c’est le mot VIDE. Dans toutes nos phrases Dieu est un vide, un mot en silence, un trou d’air, un appel qui permet à l’esprit de reprendre souffle »
Culturieuse
Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Karyll Elgrichi, Anke Engelsmann, Aliénor Feix en alternance avec Isabelle Savigny, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Laurence Mayor, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Ulrich Verdoni et les musiciens :euphonium Anthony Caillet, piano Clément Griffault en alternance avec Joachim Expert, violoncelle Barbara Le Liepvre en alternance avec Clotilde Lacroix, percussions Benoit Prisset.
Photo C. Raynaud de Lage