« Carte noire nommée désir » – Rebecca Chaillon – Au théâtre de Vidy, Lausanne, du 6 au 9 octobre 2022.
« Nous avons eu la sensation qu’il était possible de survivre en se camouflant dans la culture dominante. Nous étions des Alices, trop petites pour atteindre la table, trop grandes pour passer la porte, d’une mauvaise espèce, étrange espèce, monstrueuse et fascinante. « -Rebecca Chaillon
Voici une histoire bichromique des personnes noires assignées femmes, un récit qu’il leur faut laver, frotter, nettoyer, de ce regard aveuglé par la blanchitude pour tenter de retrouver une identité noyée dans le lait de l’occident. Huit femmes s’y emploient dans ce spectacle performatif d’une puissance irrésistible. La carte blanche offerte à la metteuse en scène Rebecca Chaillon devient Carte Noire, comme le café du même nom et la couleur de peau des comédiennes.
Un sol blanc, au-dessus duquel sont suspendus des cafés glacés qui tachent le sol en fondant, et qu’une femme astique à genou avec application (ou rage), tandis qu’une autre travaille au tour une terre blanche pour en faire des bols. Cette dernière lavera fougueusement la peinture blanche dont le corps nu de la première est enduit pour ensuite tresser de longues cordes à ses cheveux, peu à peu rejointe et aidée par d’autres femmes.
Ce préambule, ce rituel grave et intime, débouche sur une séquence d’humour: la lecture de petites annonces de rencontres évoquant les stéréotypes marqués qui sont attribués aux couleurs de peaux, aussi bien claires que foncées. C’est ainsi que le spectacle se déroulera, alternant humour et gravité, textes poétiques et jeux de mots graveleux, chanson tendre et performances suggestives.
De grands moments parsèment la représentation. Cette tablée hilare autour d’un repas plus scato que « gastro… »; ces deux femmes nues tendrement enlacées pour danser un slow; cette table mousseuse qui devient scène et lit de plaisir par le chant lyrique et la danse voluptueuse d’une diva; ce jeu de mime organisé en deux équipes, auquel le public est invité à participer, où l’on doit deviner une expression, un personnage ou un lieu typiquement racisé; et cette scène finale, surréaliste et phénoménale, où les tresses de la femme mère deviennent tronc d’un arbre gigantesque dont les branchages supportent une fille enfin libérée de toute servitude, qui, telle une fille de « Vitruve », danse au centre du monde.
La mise en scène emporte les spectateur.rice.s dans un maelström émotionnel qui pourrait ressembler au plateau souillé du spectacle avant que, sous les yeux de la Mère, ses filles ne le récure. Suscitant malaise et admiration, sans tabou, ce spectacle composé de saynètes, performances, déclamations poétiques, pantomimes, déconstruit les rôles stéréotypés et l’hypersexualisation colonialiste de la femme noire. Il est une catharsis noire et blanche nécessaire.
« Ne touche pas à mes cheveux, ce sont des émotions que nous portons » dit la figure Mère. Une injonction planétaire qui résonne infiniment à ce jour.
Culturieuse,
à Lausanne
Avec Bebe Melkor-Kadior, Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband en alternance avec Olivia Mabounga, Ophélie Mac, Makeda Monnet, Founé Tounkara en alternance avec Fatou Siby.
Photo Vincent Zubler