Dans la mesure de l’impossible – Tiago Rodrigues – Ateliers Berthier (Théâtre de l’Odéon) – du 20 septembre au 14 octobre 2022.
L’art de l’épure au service de l’indicible
Le titre intrigue, il faut s’y reprendre à deux fois pour s’assurer d’avoir compris. La force de la pièce est dans cette formule : Tiago Rodrigues réussit l’exploit de parler d’aide humanitaire en ne citant aucun pays, aucun conflit, aucune organisation. En divisant le monde entre le monde possible et le monde impossible, lieu des interventions humanitaires, il universalise le propos et fait abstraction de toute politique. Dans la mesure de l’impossible est une pièce rare, un documentaire vivant sans image, avec des mots portés par des comédiens qui nous renvoient à ce que l’on évite souvent. Par la force du récit, les quatre acteurs nous transportent dans ces emplacements abandonnés à la folie des hommes. Un spectacle bouleversant, jamais larmoyant, magnifique.
La pièce a été créée à partir d’entretiens avec une trentaine de collaborateurs de la Croix-Rouge et de Médecins sans frontière. Tiago Rodrigues a construit un récit pour quatre acteurs qui portent ces témoignages chacun à leur tour, en alternant les langues. Et quand les mots ne suffisent plus, une batterie prend le relai et accentue l’intensité dramatique du récit. Le plateau est vide, une grande toile se dresse petit à petit à la manière d’une tente, la sobriété et la simplicité sont de mise. Le talent des comédiens convoque l’ailleurs et livre leurs histoires avec des mots qu’aucune image ne vient étayer, juste la force de l’imagination du spectateur.
Le parti pris de simplicité se retrouve dans l’humour qui perle parfois (l’une des protagonistes avoue d’emblée ne pas aimer le théâtre), ainsi que dans le positionnement des personnages. Aucun ne se considère comme un héros, « it is just a job », ils dénoncent les dérives qui adviennent parfois (voir la lettre « cher collaborateur »). Mais il y a un fossé infranchissable entre le monde du possible où évoluent leurs proches, et celui de l’impossible où ils partent en mission. Ces deux mondes peinent à se comprendre et le spectacle offre un trait d’union, une tentative d’approche de cet abime. Comment choisir quelle vie sauver ? Quand intervenir ou pas ? Les situations de vie s’enchainent. La folie des hommes fait rage. Il y a des moments d’une grâce infinie, porteurs d’espoirs : une trêve inespérée pour sortir un blessé, la dignité des morts, celle des vivants qui essuient le sang… La chanson a cappella de Beatriz Bras pour conjurer la peur au milieu de la jungle est sublime. Alors les épisodes les plus terribles s’effacent, l’espoir renait.
Dans la mesure de l’impossible est un très beau spectacle-monde, touchant. Un voyage sans image, plus vivant et nécessaire que jamais, à voir.
Emmanuelle Picard
Photo Magali Dougados
LE BRUITDUOFF TRIBUNE 