CHOREGIES D’ORANGE : « LA GIOCONDA », A LA HAUTEUR DE LA MAGIE DU THEÂTRE ANTIQUE

philippe gromelle chorégies d'Orange 2022

Chorégies d’Orange 2022 : La Gioconda – Opéra d’Amilcare Ponchielli créé à la Scala de Milan le 8 avril 1876 – Livret d’Arrigo Boïto d’après Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo – Mise en scène : Jean-Louis Grinda – Direction musicale : Daniele Callegari – Spectacle donné le 6 août dans le Théâtre antique.

Après l’Elisir d’amore de Donizetti présenté pour la première fois aux Chorégies, la politique de renouvellement du répertoire de Jean-Louis Grinda se poursuit avec La Gioconda de Ponchielli, un retour au « grand opéra » du XIXème siècle, ces spectacles de grande envergure pour lesquels la scène du Théâtre antique constitue un espace privilégié.

Ce mélodrame romantique, adapté du drame « Angelo, tyran de Padoue » de Victor Hugo dont on connait l’imagination débordante, s’appuie sur un livret d’Arrigo Boïto, non moins imaginatif. Un livret et une intrigue complexes dans lesquels rien ne manque pour créer le suspense et l’émotion sur fond de tension dramatique. Les sentiments les plus intimes comme l’amour ou la jalousie sont pris dans la tourmente de cette Venise du XVIIème siècle oligarchique et autoritaire, fondée sur l’Inquisition, et d’un environnement délétère où prédominent délation, trahison, domination masculine, abus de pouvoir et obscurantisme.

On pourrait reprocher à Jean-Louis Grinda d’opter pour une mise en scène trop classique mais il le fait bien, et même très bien. Le Directeur des Chorégies maîtrise parfaitement sa scène monumentale qui a dérouté plus d’un metteur en scène et sait tout ce qu’elle peut apporter à la scénographie. Les différents tableaux sont rendus avec beaucoup d’esthétisme au moyen de projections parfaitement maîtrisées sur le célèbre mur qui font apparaître tour à tour un grand voilier dont les cordages flottent au vent lors de la régate, les ondulations argentées de la mer ou les fresques et ors d’un palais vénitien. De la même manière un dispositif de projecteurs fixés sur la structure du toit de scène permet des projections sur la scène pour représenter des parterres de mosaïque, les carrelages d’un palais ou la mer. Des images parfois perturbées par le Mistral qui s’est de nouveau invité ce soir-là, tels les carrelages du palais tremblotant sous les rafales.

Les riches costumes d’époque de Jean-Pierre Capeyron et les beaux éclairages en clair-obscur de Laurent Castaingt complètent harmonieusement cet environnement lumineux pour restituer la beauté, la richesse et le charme de la Venise du XVIIème siècle. Une beauté de façade qui masque la noirceur des âmes.

Les accessoires du décor sont restreints au juste nécessaire. Lors des deux premiers actes des câbles sont tendus sur la scène dans un maillage aléatoire qui pourrait représenter les cordages d’un voilier. Mais ce réseau semble surtout évoquer, comme une toile d’araignée maléfique, le piège que tend Barnaba, espion de l’Inquisition, à la Gioconda. Piège retors que l’on pressent dès le début du spectacle.

L’ampleur de l’opéra et la richesse et la complexité du livret se retrouvent dans la distribution qui comporte six premiers rôles englobant les six registres principaux de l’Art lyrique – soprano, mezzo-soprano, alto, ténor, baryton et basse. Six interprètes tous nouveaux venus aux Chorégies d’Orange.

Le rôle-titre, cette héroïne qui n’est pas aimée, est interprété par la soprano hongroise Csilla Boross, invitée de dernière minute suite à des désistements successifs, qui maîtrise son rôle et dont la voix limpide sait transmettre avec nuances tour à tour sa pureté, la tendresse qu’elle éprouve pour sa mère, l’amour passionnel qu’elle voue à Enzo mais aussi sa force de caractère et une détermination qui la poussera jusqu’au suicide.

Le ténor italien Stefano La Colla incarne Enzo, cet amoureux passionné prêt à affronter tous les dangers pour retrouver son amante Laura, avec beaucoup de charisme et de présence. Son timbre clair aux aigus assurés donne toute sa crédibilité au personnage, en particulier dans l’air célèbre « Cielo e mar » du deuxième acte dans lequel il exprime pleinement toute la passion et l’espoir qui l’animent. Un air suivi par un magnifique duo avec Laura, chargé de tendresse et de poésie. Une Laura interprétée par la mezzo-soprano Clémentine Margaine, femme amoureuse et adultère, victime d’un mari tyrannique, dont la voix chaude et puissante donne de l’épaisseur à ce personnage un peu mis au second plan.

Barnaba, personnage clé dans le déroulement de l’action, est l’homologue de Homodei dans le drame de Victor Hugo, un personnage abominable comme lui seul savait les créer. Espion délateur, retors, pervers, cynique, harceleur et violeur, il semble cumuler tous les vices de l’espèce humaine. Ce personnage malfaisant, c’est le moins qu’on puisse dire, vêtu de noir comme il se doit, est interprété par le baryton italien Claudio Sgura avec charisme. Sa voix claire, assurée et dominatrice rend le personnage plus haïssable encore.

Le rôle d’Alvise, l’alter ego d’Angelo chez Hugo, est tenu par la basse russe Alexander Vinogradov dont la voix puissante et profonde dévoile toute la tyrannie et la noirceur du personnage et celui de la Cieca par Marianne Cornetti, mezzo-soprano américaine, très touchante dans l’expression de son amour maternel et les persécutions dont elle est victime. Le reste de la distribution est homogène, du meilleur niveau et adapté aux exigences du Théâtre antique un soir de Mistral.

Il faut enfin citer le célèbre ballet du troisième acte, « La Danse des heures ». Sinistre moment festif où Alvise veut divertir ses invités avant de dévoiler la chambre mortuaire ou repose Laura. Le ballet est interprété par la troupe de l’Opéra Grand Avignon dans une chorégraphie classique de Marc Ribaud. Si le ballet est toujours un moment rapporté qui, dans la plupart des opéras de cette époque, n’apporte rien à l’action, il se caractérise ici par la finesse, la vitalité et la créativité de la musique de Ponchielli qui pourrait s’écouter les yeux fermés.

Le chœur constitue un élément important de l’opéra, tant sur le plan musical que scénographique, pour évoquer tantôt le peuple de Venise, tantôt les marins ou les riches invités dans le somptueux Palais de la Ca’ d’Oro. Il ne faut pas moins que les chœurs de trois maisons d’opéras – Avignon, Monte-Carlo et Toulouse – pour répondre à l’ampleur du spectacle et occuper l’immensité de la scène. Dans la fosse – ou plutôt dans l’orchestra – l’Orchestre philharmonique de Nice est dirigé par son chef attitré Daniele Callegari. L’interprétation de cette riche partition est nuancée et, sans couvrir les voix, l’orchestre exprime tout autant la tension dramatique que l’émotion et la poésie dans les scènes intimistes.

Cet opéra, adapté du drame de Victor Hugo, ce visionnaire qui connaissait si bien les hommes, résonne avec notre époque dans la mesure où il évoque les constantes de l’âme humaine, tant sur le plan intime comme l’amour, la jalousie, la tendresse filiale que sur le plan sociétal comme l’abus de pouvoir, le machisme, le mépris des femmes ou encore l’influence des rumeurs sur les masses – rien de plus actuel.

Le public, enthousiaste, réserve le meilleur accueil aux interprètes et à l’équipe de mise en scène. Une belle soirée, agrémentée d’un léger Mistral rafraîchissant et bienvenu pour clôturer les Chorégies et un grand opéra à la mesure du théâtre antique dans une mise en scène élaborée où l’esthétisme n’enlève rien à l’intensité dramatique.

Jean-Louis Blanc

Photo Philippe Gromelle / Chorégies d’Orange 2022

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