Le passé – Texte Leonid Andreïev – Mise en scène Julien Gosselin – au Théâtre des Célestins, Lyon, du 20 au 25 mai 2022.
« Quand j’essaierai de m’élancer vers le mal, que ce soit avec un pied boiteux. La barrière que vous avez mise, quand je voudrais la franchir, que ce soit avec une aile rognée. » Dona Prouhèze dans « Le Soulier de Satin » autant que Katia dans « Le Passé » érigent la vertu en condition d’existence, en idéal suivi avec fierté. Mais Katia accusée à tort d’adultère par son mari développe à partir de cette injustice des symptômes de folie jusqu’à devenir le jouet endolori et forcené d’un public masculin. Seule sa petite sœur refuse de se perdre avec eux dans la contemplation de ses danses bachiques, réalisées avec brio par une comédienne de plus en plus rocailleuse et animale. La psychologie complexe de la pièce d’Andreïev rappelle le traitement dostoïevskien des personnages féminins dont les fautes nées d’un excès de vertu sont toujours pardonnées.
Julien Gosselin a recours à la caméra pour mettre en scène cette histoire éthérée, constituée de corps entrechoqués, de coups de feu, de départs précipités et de banquets endiablés. Les visages des comédien-nes montrent leurs larmes où s’entremêlent bave et sueur dans une mise à nue qui reste cependant voilée par l’unique perspective offerte par l’immense écran surplombant la scène. Si la succession de quatre décors hauts en couleur et riches en détails accentue le réalisme de l’ensemble, leurs rideaux aux fenêtres ou leurs murs de briques dérobent au final les corps des acteur-ices : le décor reste néanmoins époustouflant, nous en avons pour notre argent du beurre entre les mailles du cinéma.
D’autres histoires écrites par Andreïev nous aident à patienter durant les changements de décor et rendent le montage d’autant plus dynamique : un monologue tragique, un directeur de théâtre fantasmant des spectateurs en bois, un très jeune “incel” cynique et dégoûtant. Vers la fin de la pièce, le changement du décor se fait à nu comme pour parachever la métonymie suggérée par le personnage de Katia dont la théâtralité devient peu à peu constitutive de son être. Dans « Le Passé », l’artificialité est une vérité qui trouve son unité à travers l’hétérogénéité assumée de l’esthétique. Les clowns en noir et blanc succédant aux didascalies lues par des voix déformées dans un style black eyed peas représentent des formes artistiques dont la liberté côtoie de près celle pathologique qu’acquiert Katia au-delà de ses ailes rognées.
Un spectacle absolument cinématographique, qui convainc lentement mais sûrement au fil de son déroulé, à voir ou à croiser au moins le temps d’un geste abandonné.
Célia Jailet