On ne sera jamais Alceste – Lisa Guez – Studio Théâtre de la Comédie Française, Paris – du 24 mars au 8 mai 2022
Brillante démonstration du « rater encore, rater mieux »
Molière ? Comment jouer la première scène du premier acte, où Alceste s’emporte contre son ami Philinte, trop courtois ? La metteur en scène Lisa Guez nous invite à suivre une leçon de Louis Jouvet, donnée entre 1939 et 1940 au Conservatoire National d’Art Dramatique. Le public est d’emblée assimilé au parterre d’élèves interpellés par le professeur. La leçon est spectaculaire : la compréhension du personnage, le pouvoir de la langue et du rythme, l’intention première de Molière, tout est abordé pour approcher le personnage d’Alceste, jamais joué par Louis Jouvet, toujours rêvé. Les acteurs du Français se dévoilent comme jamais dans cette recherche permanente. Un grand moment de théâtre.
Dans la première scène du Misanthrope, Alceste s’emporte violemment contre son ami Philinte qui s’est répandu en politesses devant des hommes qui n’ont aucune valeur morale selon Alceste. Le cours de Louis Jouvet reprend inlassablement cette première scène pour s’approcher au plus près des intentions de l’auteur.
La petite scène du Studio Théâtre est transformée en salle de répétition. Le prof vient s’installer sur le strapontin qui lui est réservé dans le public, la salle est éclairée. L’idée de génie de Lisa Guez est de faire jouer alternativement les rôles d’Alceste, Philinte et Louis Jouvet à trois comédiens aguerris du Français : Michel Vuillermoz, Didier Sandre et Gilles David. D’abord parce que les permutations relancent le spectacle à chaque fois, écartant tout risque de lassitude. Ensuite parce que leur immense talent s’exprime dans chaque personnage, y compris celui de l’étudiant cherchant maladroitement à jouer Alceste ou Philinte. Enfin parce que chacun d’entre eux aurait la carrure pour porter le rôle d’Alceste ou celui de Philinte. Leurs différences de style, de morphologie, de bagage donnent une couleur supplémentaire au personnage.
Louis Jouvet est d’abord incarné par Michel Vuillermoz qui impose sa stature et son autorité naturelle. Il a un mot pour chacun, renvoie les élèves à l’identité profonde des personnages qu’ils jouent, sans artifice, sans « béquille » de costumes ou d’accessoires. Il porte une attention maniaque à la phrase, à l’intention première de l’auteur. Molière étant lui-même acteur, les répliques qu’il imagine ont la fluidité qui permet d’entrer dans le personnage selon Louis Jouvet. Cette attention extrême à l’intention d’un auteur qui n’a jamais écrit une ligne (les pièces ont été retranscrites à partir de spectacles joués) est étonnante. La thèse de Louis Jouvet peut aussi se discuter. Pour moi, la grande force de Shakespeare est justement d’avoir écrit un matériau d’une richesse infinie, qui permet de multiples interprétations et se révèle à chaque fois sous un nouveau jour. Chaque mise en scène découvre un nouvel aspect de la pièce d’origine, quelle que soit la langue dans laquelle il est interprété. La difficulté de Molière réside dans la primauté de la langue et de ses tournures, attachées à une époque, refermant le champ des possibles. Qu’importe, fermons la parenthèse. Avec Louis Jouvet, il ne s’agit pas de trouver une vérité mais la vérité suprême du personnage. On ne sera jamais Alceste est autant une pièce sur Louis Jouvet que sur le Misanthrope lui-même.
Qu’il est amusant de voir Didier Sandre en sweat en capuche, jouant l’étudiant appliqué, trop appliqué, on point d’en être excessif dans les emportements d’Alceste, se mordant les lèvres. Au fur et à mesure des interprétations le jeu s’affine, se rapproche, avant d’arriver à la scène finale, jouée à trois, les comédiens échangeant les rôles d’Alceste et Philinte avec fluidité. Le personnage d’Alceste prend corps, en même temps que les différences de jeu de chacun posent une vraie question de casting. Qui prendre finalement ? Chaque acteur apporte quelque chose de nouveau, un aspect différent d’Alceste.
On ne sera jamais Alceste est un délice pour tous les amoureux de théâtre, tous les amateurs de jeu, tous les chercheurs qui cent fois remettent leur ouvrage sur le métier pour s’approcher d’un absolu. Un grand moment, comme l’était le spectacle Elvire-Jouvet 1940 (voir la version italienne avec Toni Servilo), issu des mêmes cours de théâtre au Conservatoire et repris dans le livre Molière et la Comédie Classique.
Emmanuelle Picard
Photo C. Raynaud de Lage