Tartuffe – Ivo van Hove – Comédie Française – du 15 janvier au 24 avril 2022.
Si de son vivant Molière a suscité des polémiques retentissantes, plus de trois cents ans après sa mort ses pièces ont encore le pouvoir de défrayer la chronique, surtout quand elles sont mises en scène par des artistes étrangers qui ne s’embarrassent pas des conventions. Le Tartuffe d’Ivo van Hove ne ressemble à aucun autre : d’abord parce qu’il se rapproche du texte d’origine resserré sans « happy end », ensuite parce qu’il tire la corde dramatique jusqu’au bout dans une suite d’oppositions frontales, et enfin parce que la sensualité de son Tartuffe place Elmire en position ambigüe face à lui. La mise en scène résolument moderne est servie par un casting impeccable de six comédiens au sommet de leur art. Le résultat est un match de catch qui tient en haleine de bout en bout. Cette réussite lance à merveille la saison des quatre cents ans de la naissance de Molière
Orgon recueille chez lui un pauvre hère pieux, Tartuffe, qui va rapidement imposer à la maisonnée sa vision de la morale. La mère d’Orgon, la dévote Madame Pernelle, est entièrement acquise à sa cause, Orgon est sous son emprise, tandis que son fils, Damis, sa femme Elmire et son beau-frère Cléante essaient tant bien que mal de défendre leur liberté avec le soutien de la servante Dorine.
La scène est vide et le décor se construit au fil des actes. Ivo van Hove choisit d’insérer une saynète de départ muette : Orgon découvre Tartuffe en clochard dans la rue et la famille l’entoure pour le laver et le sortir de la misère. Le noir des débuts se peuple ensuite de lustres bourgeois. L’esthétique est superbe, les bouquets de fleurs somptueusement arrangés. Assister à la mise en place du décor est une manière de prendre de la distance. Un carré de papier blanc est scotché sur le sol, délimitant l’aire de jeu tandis qu’un autre ring est construit en hauteur. Les comédiens sont en costumes sombres, seule Elmire porte une courte robe noire. La modernité s’installe.
Tout au long de la pièce, avant chaque scène, les comédiens positionnés autour du « carré blanc » se saluent en prélude au combat. L’affrontement est avant tout verbal mais il est partout. La zizanie semée par Tartuffe est présente bien avant qu’il n’apparaisse. Madame Pernelle s’en prend à Elmire, Cléante à Orgon… Le combat implique aussi plusieurs adversaires parfois. Les mots claquent, les vers fusent, aiguisés comme des couperets. Il faut marquer des points, toucher l’adversaire. La marque de respect du salut initial donne encore plus de grandeur aux échanges, qui n’en demeurent pas moins douloureux.
La tension est portée par la musique, digne des meilleurs thrillers, signée par Alexandre Desplat. Comme dans un film, elle annonce la tension, soutient le rythme et ne lâche rien.
Ivo van Hove choisit un Tartuffe charmeur et séduisant, loin du profiteur gros et gras parfois représenté. Christophe Montenez excelle dans ce rôle trouble, terriblement séduisant et malsain à la fois, dans un registre semblable à sa précédente collaboration avec Ivo van Hove dans Les Damnés. Il attire et effraie à la fois, avec un magnétisme inquiétant. L’empire qu’il a sur Orgon se matérialise dans une scène sidérante où les deux hommes en transe se tiennent par les bras et se parlent dans des langues anciennes, Orgon-Denis Podalydès étant entièrement captivé par Tartuffe-Christophe Montenez.
La femme d’Orgon aussi sera troublée … C’est l’une des énigmes de la pièce dans les versions plus classiques : que fait Elmire, femme séduisante et intelligente, avec cet ennuyeux Orgon ? Le néerlandais choisit de lui faire quitter sa réserve: son Elmire est touchée par la personnalité de Tartuffe. Incarnée ici par Marina Hands, la noble épouse n’en est pas moins débordante de sensualité. Elle oscille entre des sentiments contraires et douloureux. La scène de la table, où Orgon caché regarde Tartuffe embrasser sa femme est singulièrement sensuelle.
Aux côtés de Tartuffe et d’Elmire, le casting est tout aussi judicieux : Dominique Blanc campe une Dorine solide, pleine de bon sens terriens, aux vers parfaits. L’Orgon de Denis Podalydès se laisse mener en bateau dans une drôle de sidération. Loïc Corbery en Cléante et Julien Frison en Damis sont totalement engagés, sans réserve, combatifs jusqu’au bout. Tandis que la doyenne de la troupe, Claude Mathieu, prend justement le rôle de Madame Pernelle avec toute la raideur de la fausse dévote.
D’aucuns regretteront le « stabilo », ces phrases projetées entre chaque scène pour orienter le spectateur (du genre « qui maîtrise qui « etc). La scène finale, muette elle aussi, véritable pied de nez après la débâcle d’Orgon, choquera quelques puristes. (Alors que les critiques du XVIIe siècle s’offusquaient des atteintes à l’ordre établi portées par Molière, c’est maintenant la manière d’interpréter le texte de Molière qui est mise en cause. Quelle ironie !)
Qu’importe, ce puissant Tartuffe captive de bout en bout. Il montre toute la force rhétorique des vers de Molière, armes implacables avec lesquelles s’affrontent les comédiens. Il ouvre aussi des portes d’interprétation qui rendent l’œuvre bien vivante. Comme quoi la Comédie Française n’est pas un musée figé.
Emmanuelle Picard
Photo Jan Versweyveld