« REBIBBIA », LA PRISON COMME ECOLE DE VIE

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Rebibbia – Louise Vignaud – Théâtre de la Tempête, Paris – du 5 au 16 janvier 2022

Que nous dit la prison de notre société ? Que se passe-t-il derrière les barreaux des geôles italiennes des années de plomb ? Qui sont ces femmes détenues ? Partant d’un récit autobiographique de Goliarda Sapienza, emprisonnée à Rome dans les années 80 pour un vol de bijoux, Louise Vignaud met en scène une galerie de portraits de femmes « hors normes », droguées, prostituées, politiques, délinquantes… Les cinq comédiennes donnent corps à des personnages haut en couleur dont la soif de vivre et la liberté d’esprit sidèrent. La prison devient une école de la vie, « l’Université de Rebibbia », qui montre toutes les forces (économiques, politiques, violentes, sexuelles…) qui secouent la société. Une très belle leçon d’humanité.

Le fond de scène est occupé par des échafaudages masqués. Trois lits sommaires sont accolés dans un coin. Une femme seule se morfond dans une cellule isolée, cherchant les règles du jeu de ce nouvel univers. Elle n’est visiblement pas habituée des lieux et désespère de trouver une brosse à dent, un papier et un stylo. Prune Beuchat incarne Goliarda Sapienza pendant tout le spectacle, fidèle au personnage central, femme emprisonnée pour un vol de bijoux, une « bourgeoise » égarée à côté des autres femmes de la prison. Sa candeur surprend. Elle est là, observe, interroge, et s’efface devant les caractères qu’elle rencontre.

La rudesse des prisonnières agresse. Elles se protègent derrière des menaces, des intimidations, des coups de gueule. Chacune défend son territoire, que ce soit la droguée en pleine désintoxication, la militante politique, les filles mères ou les prostituées, et même les gardiennes. Avec brio, les quatre actrices qui accompagnent Goliarda se transforment en l’une ou l’autre. Au-delà des habits, corps et langages révèlent le contraste de ces mondes parallèles qui se retrouvent dans une intimité forcée. Goliarda est une « dame », tandis que d’autres s’expriment mal ou se réfugient derrière leurs livres politiques. Ce patchwork de vies révèle la société dans tous ses dysfonctionnements, tout ce qui ne correspond pas à la norme. Intellectuelles côtoient prostituées ou droguées sur un pied d’égalité, et la prostituée a autant le droit de parole que la femme politique. D’où le titre du livre de Goliarda Sapienza, « l’Université de Rebibbia », la prison comme école de la vie, comme étude de la société.

Derrière la violence apparente se découvrent les fêlures, le manque créé par l’absence des hommes, le silence des parents, le vide de ne pas avoir à s’occuper des siens. Les compensations existent, un film, un dimanche de fête, des réunions, des relations lesbiennes. La prison devient cocon, univers protégé, au point que certaines s’y développent sans doute plus qu’à l’extérieur.

Dans son grand livre, l’Art de la joie, qui n’a connu qu’une gloire posthume, Goliarda Sapienza raconte la vie de Modesta, femme libre de mœurs et d’idées au milieu d’une Italie ultra conservatrice. Ce portrait dégage une énergie et une force hors du commun face à l’adversité. Modesta emprunte beaucoup à la vie de son autrice. Dans « Rebibba », Goliarda parait bien sage, presque effacée, comparée à Modesta, qu’on retrouve bien plus dans les traits des autres détenues. Ces contrastes des personnanges de Goliarda, Modesta et des autres détenues de la prison sont saisissants.

Hormis quelques scènes filmées et projetées pour faire vivre d’autres détenues, moins naturelles que les autres, le spectacle est une brillante démonstration des talents d’actrices caméléon. La progression est fluide, la prise de conscience de Goliarda et la leçon de vie de son séjour en prison fascinent. Comme dans l’Art de la joie, la capacité de résilience est magnifiée, chaque événement est une occasion d’apprendre et de grandir. L’Université de Rebibbia est le seul livre de Goliarda Sapienza publié et célébré de son vivant. Il a donné lieu à la création d’un prix littéraire associé à l’univers carcéral, alors que l’Art de la joie avait été considéré initialement comme « impubliable ». Comme quoi les leçons de vie tirées de son séjour en prison par l’autrice, ont aussi trouvé un écho dans la société italienne.

Emmanuelle Picard

Photo Christophe Raynaud de Lage

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