« Un vivant qui passe » – Nicolas Bouchaud, Eric Didry, Véronique Timsit – Théâtre de la Bastille, Paris – jusqu’au 7 janvier 2022
Pourquoi ne voit-on pas ce qui est devant nous ? Qu’est-ce qui nous rend aveugle au milieu de la pire des horreurs ? Il y a des spectacles inclassables qui naissent de l’envie des artistes d’instaurer un dialogue avec le public. La matière est moins dans le texte écrit que dans les idées partagées. Nicolas Bouchaud trace sa route sur ce chemin-là, avec La loi du marcheur, Interview ou Un métier idéal. Ses spectacles, préparés avec ses fidèles complices, sont une invitation ouverte à la réflexion par un acteur qui serait un prof de philo idéal. Un vivant qui passe s’inscrit dans cette lignée. Sur scène, Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille réussissent l’exploit de parler de camps de concentration sans en montrer un seul. Ils gardent toujours la distance nécessaire pour poser la question de la responsabilité des témoins.
Le spectacle s’inspire d’un documentaire réalisé en 1997 par Claude Lanzmann à partir de recherches faites pour son film Shoah (1985). Le réalisateur a interviewé Maurice Rossel, délégué du Comité International de la Croix Rouge à Berlin, qui a visité le camp de Theresienstadt en 1944 et en a rédigé un rapport positif. Claude Lanzmann a fait des coupes pour le montage. Nicolas Bouchaud et son équipe repartent des rushs d’origine pour le spectacle, choisissant leurs propres coupes, ce qui donne immédiatement envie de voir le film d’origine.
Ils sont deux sur scène, Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille, dans les rôles respectifs de Maurice Rossel et de Claude Lanzmann. Le décor est un trompe-l’œil en carton-pâte représentant une bibliothèque et un fauteuil. D’emblée, les comédiens instaurent de la distance avec les faits. Ils se présentent en guides, remercient le visiteur d’avoir choisi la « visite en vrai » plutôt qu’en audio-guide, donnent des précisions sur les événements à venir. La distanciation avec les personnages et les faits commence, condition nécessaire à la réflexion au-delà de l’émotion. L’interview sera même coupée par des ballons d’enfants, des bruits de cuisine, une chanson écrite dans le ghetto jouée avec le chapeau melon de Charlot. Le duo final est très beau, symbole de la comédie jouée à tous les niveaux.
La confrontation des deux personnages est saisissante. L’entretien est capital pour Claude Lanzmann qui a travaillé sur le sujet de la Shoah pendant douze ans. Il a piégé Maurice Rossel en débarquant chez lui sans prévenir. Il mène son entretien le plus délicatement possible pour ne pas rompre le fil, tout en insistant sur les faits : que savait-il ? qu’avait-il entendu ? sachant ce qu’il sait aujourd’hui, écrirait-il el même rapport ? Les questions sont précises, contenues mais implacables. Elles reviennent au sujet quelles que soient les diversions de Maurice Rossel.
Face à Claude Lanzmann, les réponses de Maurice Rossel semblent voler dans toutes les directions. Leur juxtaposition est pourtant édifiante grâce à la détermination de l’interviewer. Se mêlent un étalage de circonstances voulues comme « atténuantes », sa jeunesse, la volonté des nazis de montrer un ghetto modèle maquillé, une vitrine de circonstance, les limitations des prérogatives de la Croix Rouge. En creux se dessinent aussi un antisémitisme rampant, un mépris des « privilégiés », que ce soient envers les « deux cents familles » dirigeantes suisses ou ceux qui seraient détenus à Theresienstadt. Le jeu d’acteur de Nicolas Bouchaud est fascinant : regards fuyants, gestes contraints. Son incarnation du personnage permet de mieux comprendre le comportement de Maurice Rossel.
« Un vivant qui passe » montre toute la force du théâtre quand il questionne les faits. La distanciation permet d’avoir le recul nécessaire, l’incarnation de notre humanité nous interpelle directement. A voir absolument.
Emmanuelle Picard
Photo J.L. Fernandez