Mademoiselle Agnès – Autrice : Rebekka Kricheldorf – mise en scène : Philippe Sireuil – Théâtre Les Martyrs à Bruxelles. Jusqu’au 17 décembre 2021 – Durée 1h40, sans entracte.
Mademoiselle Agnès, blogueuse critique d’art, l’Alceste de Molière moderne et au féminin.
Le spectacle : Un grand appartement, un piano surplombé d’un buste de Molière. Le décor, la lumière, le son, mettent instantanément le spectateur dans l’ambiance. On ne s’y attend pas: les énumérations sérielles, les quantificateurs, les démonstratifs, l’incessant basculement entre le général et le privé… « J’en ai marre ». La brusquerie des saillies rompt avec le calme d’avant la levée du rideau. Au diable les flagorneries! Mademoiselle Agnès dézingue. Dans une rhétorique singulière, le génie de Rebekka Kricheldorf. Quelle joyeuse tuerie!
Agnès énumère toutes ces personnes qu’elle déteste, ces choses qu’elle a en horreur et son profond dégoût pour l’hypocrisie ambiante, et la liste est longue ! Le peu d’affection qu’elle porte à ses semblables est plus qu’évidente, une aversion qu’elle a peine à contrôler, déversant critiques cinglantes et ironiques sur son blog. Car Agnès est blogueuse influente. Plus particulièrement, critique d’art, décrivant la peinture de la société mondaine, et autant dire qu’elle n’épargne personne dans ses écrits, pas même son propre fils musicien, Orlando.
Fanny, son amie, préconise la nécessité du mensonge en société, c’est une question de survie, c’est même une carte majeure comportementale pour être acceptée, pour vivre en communauté. Agnès se dispute avec son amie Fanny, lui reproche d’un ton acerbe d’être une hypocrite et d’entretenir des relations intéressées. Tout y passe, les événements, les fêtes, et les organisations sociales. Quant à son ami et ex amant, Adrien, elle le triture à la moulinette bien qu’il lui fasse « l’éloge de la prudence ».
Mais Agnès a un point faible : son jeune amant Sasha. Tout comme Alceste à Célimène de Molière, elle a des difficultés à réellement exprimer son amour. L’étaler risque d’être en totale contradiction avec sa philosophie. Néanmoins, elle lui pardonne tout, ne voyant chez lui aucun défaut, un symbole de perfection… ou presque ! Sacha est charismatique, les jeunes femmes se pressent autour de lui (dont Annabelle et Cordula, les « performeuses »). Qu’importe, Agnès, bien plus âgée, préconise la non jalousie et la maturité du comportement. Sa nature pourtant refait surface, une franchise presque maladive, elle « blesse par excès d’exigence » comme nous l’explique Philippe Sireuil, le metteur en scène.
Entourée de tout ce petit monde, son amant, son fils, ses « amis », les « soi-disant » artistes, et le mendiant, ou plutôt, le penseur professionnel, Elias, qui squatte son appartement, Agnès va-t-elle survivre à la dure réalité du laissé pour compte lorsque, de toute évidence, on n’entre pas dans les critères de la société qui se veut « tout le monde est beau tout le monde est gentil même si… » ? Cette femme sans concession va-t-elle s’attirer la foudre ou l’admiration ? L’amour ou le désintérêt ? Être trop franche, trop directe, déceler le mensonge et le dénoncer… un prix à payer ? Où se situent les limites ? Nos fragilités, trop souvent enfouies, cachées, mises à l’épreuve au nom d’une « société bienpensante » nous permettent-elles de tout supporter ?
Pour le découvrir, rendez-vous vite au Théâtre des Martyrs. À voir jusqu’au 17 décembre 2021.
Création / Mise en scène : Lorsque Philippe Sireuil met la main sur une mise en scène, on ne peut que se réjouir. Mademoiselle Agnès est « une comédie piquante » précise Sireuil, « c’est aussi un portrait d’un monde où l’ersatz, l’hypocrisie, les faux-semblants cohabitent allègrement ». Tout comme Molière pour le misanthrope, la tolérance sociale est le but que l’on peut imaginer pour cette version contemporaine de Rebekka Kricheldorf. Après « Villa Dolorosa, mise en scène par Georges Lini, l’autrice, nous épate une nouvelle fois, que dis-je, nous captive. Une heure quarante de pur bonheur, où le temps n’existe plus :
Drôle, cynique, transperçant : Mademoiselle Agnès, ou le monde d’aujourd’hui, le monde depuis toujours…, j’y cours et j’en parle autour de moi ! Certainement une des meilleures pièces de l’année ! Attention, vous n’y serez pas insensible… terriblement jouissif.
Faut en parler ! : Une belle palette de comédien/ne/s, souvent présents dans les créations de Georges Lini, pour, encore une fois, ne citer que lui. Philippe Sireuil ose un casting de choix ! Impossible de ne pas toucher un mot sur : Les acteur/trice /s :
Excellent le jeune Félix Vannoorenberghe dans le rôle d’Orlando, fils d’Agnès. Acteur suivi de près par le Bruit du Off Tribune (BDO). Souvenez-vous de : « La profondeur des Forêts » ; « Macbeth » ; « Les Atrides » ou encore « December man ». Un talent certainement plus à démontrer.
On se déplace forcément pour admirer la talentueuse France Bastoen, tant au théâtre que sur les écrans (La série la Trêve, etc.), le BDO se souvient de « Villa Dolorosa », « L’Abattage du rituel de Gorge Mastromas », entre autres. Formidable Stéphane Fenocchi, qui avait déjà ravi le BDO dans « Cyrano de Bergerac » ; » Macbeth », lui aussi, « Les Atrides », « L’Abattage… » ou encore les séries comme « Ennemi Public ». Gwendoline Gauthier, que l’on ne présente plus, : « Love& Money » ; « Ravachol » et tant d’autres ; Chloé Winkel qui en a foulé des scènes après son premier rôle en 2002 dans « The Stratosphere Girl ». Impossible de ne pas remarquer Daphné D’Heur, aux talents multiples : comédienne, bien sûr, mais aussi prêteuse de voix à des personnages de dessins animés, créatrice de sons et compositions musicales pour de nombreux metteurs en scène dont Georges Lini, Jasmina Douieb, Serge Demoulin et bien d’autres, impossible à énumérer ici tant ils sont nombreux. Adrien Drumel, le jeune et bel amant d’Agnès, pas inconnu du BDO non plus, ayant foulé diverses scènes sous la direction de l’excellent Philippe Sireuil, bien sûr, mais aussi Eline Schumacher ou Frédéric Dussene, et j’en passe. Également vu dans la série « La Trêve ». Et pour finir, Fabrice Adde, bluffant dans le rôle du mendiant, ou plutôt « le penseur professionnel ». Drôle, attachant. Et bien sûr un clin d’œil à toute l’équipe du son, des lumières, du décor et des costumes !
Julia Garlito Y Romo
à Bruxelles
Photo : Hubert Amiel