La seconde surprise de l’amour – Alain Françon – Théâtre de l’Odéon (Ateliers Berthier), Paris – du 5 novembre au 4 décembre 2021
Un beau cadeau révélé par une distribution éblouissante
Dans le registre classique, les pièces de Marivaux sont prévisibles : l’intrigue est souvent construite autour de nobles jeunes gens dont les amours sont contrariées, souvent par eux-mêmes d’ailleurs, et que leurs serviteurs s’escriment à remettre dans le droit chemin à coup de bon sens terrien. Pour que La seconde surprise de l’amour soit une vraie surprise, il faut tout l’art d’Alain Françon dans le choix et la direction des comédiens. Quelle distribution et quelle maîtrise de jeu ! Georgia Scalliet mène la danse avec une subtilité infinie. Elle est superbement accompagnée par Pierre Louis Garel en fidèle chevalier, et par Suzanne de Baecque, servante dévouée. Dans un écrin sobre magnifiquement éclairé, les échanges fusent avec un naturel désarmant. La pièce prend un relief inédit, contrasté et délicat. Un spectacle proche de la perfection.
Dans son domaine campagnard, la comtesse se complait dans le rôle de la veuve éplorée. Sa servante Lisette est bien en peine de la distraire jusqu’à ce qu’arrive son voisin le chevalier. Lui aussi se remet difficilement d’un chagrin d’amour mais il accepte la compagnie de sa voisine pour tromper sa solitude. Les deux jeunes gens qui avaient renoncé à l’amour vont progressivement en retrouver le chemin.
Le décor, sobre et efficace, est un prétexte qui place les deux perrons des jeunes gens l’un en face de l’autre, avec un bassin d’eau au milieu. Une vague peinture naturelle occupe le fond de scène. La lumière suggère un bel après-midi ensoleillé, où tout se distingue avec netteté. Le centre de toutes les attentions est la comtesse magnifiquement campée par Georgia Scalliet. Alain Françon avait déjà collaboré avec elle quand elle était pensionnaire de la Comédie Française pour Les Trois sœurs, rôle qui lui avait valu un Molière. Il la retrouve ici avec la même diction, le même phrasé qui lui est propre et se fond admirablement dans ce nouveau personnage. D’où vient qu’une actrice puisse paraître profondément elle-même dans chacun des rôles qu’elle endosse ? Son naturel est sublime et désarmant. Le désespoir de la veuve échevelée est visible. Les variations qui l’amènent à se rapprocher du chevalier sont infimes mais sûres.
Dans le rôle du chevalier, Pierre Louis Garel est lui aussi parfait. La mèche rebelle, engoncé dans un pardessus trop grand, l’amoureux transi se bat avec lui-même, se contredit pour ne pas céder à de nouvelles tentations. Le public comme leurs serviteurs connaissent leurs inclinations et le dénouement probable de leur histoire. Seuls les protagonistes l’ignorent, et le jeu est tel qu’on en viendrait à douter de l’issue de leurs échanges. L’auteur excelle dans l’analyse et la peinture des sentiments. La comtesse et le chevalier sont prisonniers de leur orgueil autant que dans leur chagrin. Engoncés dans leurs carapaces protectrices, ils n’en demeurent pas moins fiers et soucieux de leur image, brèche dans laquelle vont s’engouffrer valets et prétendants pour les forcer à se dévoiler et se surprendre eux-mêmes.
Le jeu des personnages secondaires est parfait dans les contrastes. Face à la comtesse, la servante Lisette est d’un autre monde. Que ce soit dans la gestuelle ou dans l’intonation, tout chez elle marque la condition domestique. Suzanne de Baecque excelle dans cette composition. Lubin, le valet du chevalier, est lui aussi très terrien. Marivaux n’oublie pas les effets comiques, qui se retrouvent chez les valets et chez le maître de lecture. A eux trois, ils concentrent les intermèdes drôles et les répliques confondantes de réalisme.
Voilà un Marivaux superbe, magnifiquement interprété, servi par une belle distribution équilibrée qui fait entendre le texte avec grâce et délicatesse. Une superbe réussite.
Emmanuelle Picard