« JULIA », TOI PLUS MOI PLUS NOUS

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Julia – d’après Strindberg – Mise en scène : Christiane Jatahy- Théâtre de la Croix Rousse à Lyon, du 9 au 13 novembre 2021

L’âme de mes personnages est un conglomérat de civilisations passées et actuelles” écrit Strindberg dans sa Préface à « Mademoiselle Julie ». A en croire l’adaptation moderne que fait Christiane Jatahy de cette pièce, on y trouverait également des traces de cette “civilisation future” qui est la nôtre. La relation amoureuse d’une maîtresse avec son subalterne tombe à pic pour la metteuse en scène adepte des rapports toujours complexes lorsqu’ils sont tissés avec une altérité radicale. Si dans son dernier spectacle « Entre chien et loup » Julia Bernat interprète le rôle de la réfugiée traquée réduite à l’état d’esclavage par le village qui l’accueille, elle y joue dans « Julia » celui de la jeune aristocrate émoustillée par son propre désir naissant. Il ne s’est pas opéré de chiasme ou de renversement entre ces deux spectacles ; son partenaire de scène Rodrigo joue le rôle d’un chauffeur de taxi émigré (le subalterne) dont l’identité singulière n’a pas à être mise en analogie avec celle d’une réfugiée. Le théâtre de Jatahy a la vertu de ne jamais nous abandonner aux lieux communs en nous montrant que la Différence existe sitôt qu’émerge l’Autre.

Pourtant, le serviteur paraît avoir intégré la norme coloniale interdisant à n’importe quel étranger d’avoir droit au regard et à la mémoire de la caméra : “Tu peux sortir du cadre s’il te plaît ?” lui demande dès la première scène le père de Julia (et voici « l’Origine de la guerre »). Lorsque la jeune fille engage avec le jeune homme un jeu de séduction, il croit d’abord à une moquerie, puis craint son licenciement, avant de s’affranchir le temps d’une violente scène de sexe de son infériorité sociale pour adopter un tout nouveau statut : celui de mâle alpha. Les verrous du “noli me tangere” ont sauté, Julia n’a plus rien de l’inaccessible et souveraine maîtresse ainsi nue et recroquevillée dans un coin de la chambre derrière la scène. La cuisinière a bien conscience de l’indépendance sociale qu’autorise soudain un tel éclatement des statuts : “S’ils ne sont pas meilleurs que nous, rien ne justifie ce que nous sommes.” Le chauffeur de taxi pendant la sodomie découvre ainsi la proximité qu’entretient la perspective cavalière des privilégiés avec celle d’un “faucon” volant suffisamment haut pour observer le dos, la nuque des gens, et leur tirer les cheveux avant d’être tiré à son tour en arrière, assis de force sur une chaise pour y être humilié par Julia. “Qui se souvient de ton nom ?” demande t-elle en le secouant fort. “Personne, tu vois.” La présence de ce public prolongée par les yeux indiscrets de la caméra encourage cette lutte hégélienne entre le maître et l’esclave ainsi que ces rhétoriques racistes et acerbes : il faut être filmé aux minutes de grandeur, pas en permanence, pas quand la caméra se met à chasser les failles dans les visages jusqu’à les provoquer.

Ces deux personnages sont coupables d’orgueil, et victimes par endroits comme pour avoir droit à la vengeance. Cependant, si le serviteur a l’espoir d’ouvrir son avenir à de plus réjouissants horizons en parvenant à contrôler sa maîtresse, celle-ci multiplie les injures racistes gratuites et “obscènes” (étymologiquement, qui ne devraient pas se trouver sur scène) au point de dégoûter son interprète. La comédienne aussi furibonde que Julia s’échappe alors du théâtre suivie par la caméra exactement comme dans l »a Règle du Jeu ». On a beau lui montrer le faux sang sur le faux cadavre du canari, même si le théâtre fait le procès des représentations en multipliant leurs occurrences troublantes, il en reste une, de représentation mortifère. Prison de laquelle on tente de s’extirper, c’est pourtant c’est par son moyen que Christiane Jatahy espère dans chacune de ses pièces libérer ses personnages de leurs destinées, de leurs “âmes” : dans « Entre chien et loup », il s’agissait d’éviter l’issue tragique du film « Dogville » dont la pièce était une reprise. Ici, l’enjeu est d’empêcher le suicide de Julia, et plus largement d’abolir la honte qui en est la cause : la comédienne a honte de Julia, Julia a honte de son comportement, il n’y a plus que le public pour sauver les meubles. Et s’il n’y parvient pas, tant l’ambiguïté de ce théâtre brechtien aux accents naturalistes peut laisser pantois, désormais conscient du pouvoir exercé par l’image sur le réel, il peut toujours fermer les yeux.

Célia Jaillet

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