
75e FESTIVAL D’AVIGNON. « Fraternité, conte fantastique » – Texte et mise scène : Caroline Guiela Nguyen – Spectacle donné les 6, 7, 8, 9, 11, 12, 13 et 14 juillet à 15h00 à La Fabrica – Durée : 3h30.
Une fois encore dans ce festival nous voilà plongés dans un monde de science-fiction, un conte fantastique débordant d’imagination élaboré par Caroline Guiela Nguyen.
Au lendemain d’un cataclysme, une curieuse éclipse qui a fait disparaître mystérieusement une partie de l’Humanité, nous voilà dans un centre social, un « Centre de Soin et de Consolation » destiné à soigner les survivants, à les aider à surmonter cette terrible épreuve qu’est la perte d’un être aimé, d’un époux, d’un enfant. Ce centre est un lieu de convivialité qui regroupe un concentré de l’Humanité, des personnes de tous âges – de 21 à 82 ans –, de toutes nationalités qui ont en commun ce besoin viscéral de retrouver cet être cher sans qui l’on n’est plus rien et l’on ne peut plus vivre. On y parle toutes les langues – le français, l’anglais, l’arabe, le vietnamien, le tamoul – que chacun s’efforce de traduire, de comprendre afin de partager ces douleurs intimes, de s’épauler mutuellement.
Aujourd’hui le Centre inaugure un dispositif qui suscite un immense espoir. C’est une « cabine à messages » qui permet d’adresser des messages confidentiels à l’être disparu. C’est avec une grande émotion que chacun s’essaye à cet exercice. L’un est si troublé qu’aucun mot ne sort de sa bouche, l’autre trouve de magnifiques mots d’amour.
A l’annonce d’une nouvelle éclipse l’espoir renaît mais des scientifiques constatent que le cycle de l’univers se calque sur les cœurs des hommes trop alourdis et ralentis par une abyssale douleur, la terre s’arrête, aucune éclipse n’aura plus lieu et les « absents » ne reviendront plus. Toutefois une solution existe pour alléger enfin le cœur des hommes, pour libérer ainsi l’univers et permettre une nouvelle éclipse. Les scientifiques ont créé une machine qui permet d’effacer les souvenirs et les sentiments que l’on porte à l’être aimé, on ne pourra conserver que trois souvenirs par écrit. Un espoir renaît mais un terrible dilemme se pose alors : doit-on perdre tout espoir de revoir les absents et vivre dans le souvenir ou pouvoir les serrer de nouveau dans ses bras quelques minutes avec le risque de ne pas les reconnaître, de savoir que ce sont les êtres que l’on a aimés mais que l’on ne sait plus aimer ?
Caroline Guiela Nguyen réussit à nous passionner pour cette fable pleine de suspense et d’espoir. Elle nous plonge ainsi dans le microcosme – en fait un concentré universel de l’Humanité – de ce « Centre de Soin et de Consolation » où l’on vit dans la quotidienneté. On y cuisine, on y prend ses repas, on y vit des moments de partage, de magnifiques échanges et des conflits. Des liens se nouent entre ces personnes si différentes, on trouve une forme de réconfort dans la compassion et l’empathie. Ici ces cultures et ces religions si différentes s’effacent au profit du plus profond de l’âme humaine, d’une spiritualité universelle. Nous retrouvons là tous les germes de cette fraternité qui prend corps au fil de la pièce, qui s’appuie sur le passé, le présent et l’avenir, sur la douleur et l’espoir partagés.
Caroline Guiela Nguyen s’est en partie inspirée du Bureau de Rétablissement des Liens Familiaux de la Croix-Rouge qui tente de retrouver des êtres chers disparus. Ce « Centre de Soin et de Consolation » est frappant de réalisme. Un encadrement médical et administratif austère contraste avec la vie brisée et la détresse de ces personnages. Les acteurs, professionnels et amateurs, incarnent avec naturel leur propre personnage dans tout ce qu’il a de simple et de quotidien. On est pris de compassion pour cette adorable petite mamie vietnamienne qui veut faire plaisir à tout le monde en offrant des nems, pour ce père arabe d’allure bourrue mais qui déborde de tendresse pour sa femme disparue ou encore pour cet homme qui pleure sa femme au point de ne plus pouvoir s’occuper de sa petite fille.
Ce spectacle est un concentré d’émotions tant les personnages sont vrais et leurs douleurs perceptibles. Il ne manque pas de susciter des questionnements personnels et primordiaux chez chacun de nous. Comment se reconstruire après une disparation ? Quelle est la place des souvenirs et du passé dans notre vie ? Comment survivre et maintenir l’espoir vivant ?
Ce conte est donc fantastique à tous points de vue, un point fort du Festival. C’est une réussite totale tant dans la manière de traiter le sujet – qui va d’ailleurs bien au-delà de la Fraternité – que dans la mise en scène et l’interprétation de cette troupe, de ces femmes et de ces hommes qui nous parlent de nous et qui nous bouleversent.
Jean-Louis Blanc
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Photo Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon