
75e FESTIVAL D’AVIGNON. « DES TERRITOIRES » – Trilogie – mise en scène Baptiste Amann – Gymnase du Lycée Mistral les 7, 8, 10, 11, 12/07/21. Durée 7 heures.
LES MIRACLES ECLATENT COMME LA FOUDRE.
Baptiste Amann – retenez bien ce nom, car il restera dans les annales – est un tisserand. Il mélange les fils de l’histoire commune de tout un chacun et la grande Histoire, celle de notre pays, celle du vaste monde, pour nous livrer une fresque authentique, entièrement faite à la main, à la force du poignet et après un dur labeur par un artisan des mots/maux.
Cette magnifique toile se regarde avec admiration tant les pans et les recoins sont bien faits et apparaissent justes. Il a pour lui une troupe et des improvisations avec ses comédiens qu’il connaît de longue date puisque déjà, avec lui, ils échauffaient leurs discours à l’Eracm, une école de comédiens située entre Cannes et Marseille et d’où sortent de talentueux acteurs et de précieux auteurs comme Baptiste Amann.
En préparant ses fils, l’auteur ne manque pas de choix. Aussi, il propose, comme dans la peinture ancienne, un triptyque qui se regarde en entier ou de façon séparée – et c’est notre cas, on était tombé sur le seul troisième volet au Théâtre de la Bastille à Paris avant le confinement et Inferno notait déjà son intérêt dès le second opus « D’une prison l’autre ».
Triptyque donc, qu’on peut poser comme un retable dans la grande église des textes contemporains sur des sujets du quotidien comme la vie, la mort, la fratrie… mais où peu se piquent de parler de l’appartenance à une nation, de la commune de Paris et surtout, dans le troisième tableau, pour nous le plus fort, de la guerre d’Algérie.
Finalement, la base de cette grande fresque, présentée en entier au 75ème Festival d’Avignon et qui dure sept heures, entractes compris, raconte la vie d’une famille modeste, constituée de trois enfants naturels et d’un fils adoptif, qui porte le doux nom d’Hafiz. Ils sont tous installés avec leurs parents dans une citée pavillonnaire de banlieue, mitoyenne, comme il se doit, avec une barre de HLM, un système architectural répandu dans les années 60 – 70 où on réfléchissait peu, voire pas, au sentiment que ces deux bords du monde des pauvres, des classes défavorisées, ressentent les unes pour les autres qu’elles soient dans le pavillon ou dans la tour de vingt étages qui a la vue plongeante sur ces petites maisonnettes, toutes faites à la va vite, mais qui respectent un peu l’intimité de leurs habitants, ravageuse lutte entre la cité Bissière et la Zégalon, on voit le genre !
Une vie bien tranquille qui vient s’enrayer avec la mort subite des deux parents, disparition qui va donner lieu à tout un tas de péripéties du quotidien allant de l’enterrement – qui va appeler les pompes funèbres ? – à la vente de la maison où seront découverts les ossements de Condorcet, pourtant mort à Bourg-la-Reine, en banlieue parisienne !
Cette famille, déjà bien éprouvée par l’accident de voiture du fils ainé Benjamin qui en réchappe mais définitivement diminué – les protagonistes le traitant de trisomique – ce qui n’est pas le cas – mais montre l’état de dépendance du jeune homme dont la voiture a quitté la route, tuant sur le coup sa jeune petite amie. Un traumatisme certain. Autour de lui, sa sœur Lyn dévouée et son frère Samuel, celui qui s’occupe de tout, fort en gueule.
Une famille banale qui permet à l’auteur de traiter plusieurs sujets des relations familiales, avec une pertinence qui fascine. Le public, tout ouïe, se reconnaît dans ces tensions entre celui qui a toujours raison et celle qui se laisse diriger tout en s’en plaignant…
Ce qui est remarquable, c’est qu’au profit de digressions – qui sont nombreuses dans cette pièce – on en arrive à restaurer la pensée avant-gardiste de personnages historiques comme Condorcet ou Louise Michel, occasion saisie par l’auteur et ses comédiens de rappeler leurs combats et les préceptes que déjà, à leurs époques, ils prônaient… Un bon moyen pour Baptiste Amman de les dire, sans apparaître pompeux, puisqu’il cite et l’une et l’autre in extenso, montrant ainsi toute leur pertinence et leur aspect avant-gardiste. Cela donne lieu d’ailleurs à une scène d’anthologie entre les Badinter et Bernard Pivot à propos de la publication de leur biographie commune sur Condorcet. Hilarant.
Et d’ailleurs, c’est intéressant d’examiner cette scène, car on trouve là toute l’invention de Baptiste Amann pour à la fois donner une leçon sans apparaître péremptoire… Avec une astucieuse mise en scène qui laisse apparaître un cahier de coloriage en guise de livre des auteurs invités par Bernard Pivot, il montre son désarroi que depuis le 18ème siècle, les idées révolutionnaires, mais censées, de Condorcet comme celles liées à l’injustice ou à la nécessité de compter davantage sur une instruction publique puissante, ne sont pas assez mis en œuvre et appliqués… Cette façon de dire « cause toujours » se retrouve dans les propos de Louise Michel et de ces révolutionnaires de la cité qui l’accompagnent – ou plutôt qui la rejoignent – pour tenter de calquer des principes de la Commune à une société complètement mitée de collusions et de compromis ; et ce n’est pas Samuel qui fricote avec Cuveliers qui pourra l’en dissuader… l’homme politique que sert Samuel est une caricature à peine exagérée de notre société et de son millefeuille administratif – grand moment que cette découverte que le terrain sur lequel est bâtie la maison familiale en vente et le projet d’extension du supermarché est mi privé – mi public (grand mélange des genres) puisqu’appartenant à l’agglo du coin… Un renvoi au quotidien contemporain qui décrira pour les générations futures le montage administratif sclérosant de notre époque… Tout diminué qu’il est – et peut-être parce qu’on peut lui faire dire tout ce qu’on veut, sous couvert de sa perte de raisonnement – Benjamin ne dit-il pas « la politique c’est caca » ! une manière là aussi de montrer le peu d’illusions de l’auteur face à ce monde qui s’auto-empoisonne par des calculs politiques douteux qui laissent place à des surgissements de forces réactionnaires dans nos banlieues comme les salafistes qui, là aussi, s’introduisent dans l’histoire et rappellent comment, faute d’être à l’écoute, on a laissé monter leurs idées, ce communautarisme, pour garder le pouvoir et qui là échappe définitivement aux apprentis sorciers !
Retable et aussi fresque, « Des Territoires » est le reflet de notre histoire mais aussi de l’évolution de notre langage et le travail très élaboré de Baptiste Amann sur la langue, sur le phrasé moderne est précieux car il est pour beaucoup dans la réussite de ce travail dans lequel la jeunesse se reconnaît… Une œuvre chorale et un spectacle fleuve de haute tenue, ainsi est « Des Territoires », un travail de troupe comme on aime à Avignon, une idée moderne du théâtre qui n’est pas seulement un discours, une envie, mais une réalisation concrète qui tient sur un plateau – et qui tient bien – et qui restera longtemps comme un moment de sincérité réelle, de témoignage lucide sur une époque et un monde qui ne manquent pas de surprendre chaque jour qui passe. En un mot une réussite en tout, qu’on vous conseille de saisir partout où le spectacle sera présenté et où vous pourrez contempler ce retable moderne de notre vie contemporaine.
Emmanuel Serafini
Des territoires, Baptiste Amann, 2021 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon