CRITIQUE. “Contes et légendes”, une création théâtrale de Joël Pommerat – Au théâtre Nanterre-Amandiers, onze dates restantes, jusqu’au 16 février 2020 – reprise aux Bouffes du Nord à l’automne, du 8 septembre au 10 octobre 2020
“La mécanique ne s’oppose que dialectiquement au vivant. Elle n’est que l’extension du corps de l’homme dans le corps du monde.” -Emmanuel Mounier, revue Esprit.
Joël Pommerat est un chercheur de réalité, un explorateur, un homme de terrain, moins un chercheur d’or qu’un géologue creuseur de minerais. Son champ d’exploration est vaste comme plusieurs mondes : la scène est son laboratoire, le verbe une éprouvette et l’humain cet élément résistant de l’alchimie secrète qui transforme le plomb. Et Pommerat est un transformateur de matière, avec une quête incessante d’absolu : l’absolu réel. Et, toujours plus avant, il travaille avec ses comédiens l’intensité de la présence.
“Contes et légendes” est une dystopie redoutablement efficace -aux ressorts d’ailleurs popularisés par la série britannique “Black Mirror” qui déplace l’humanité dans des univers conjugués au futur proche où la technologie rebat les cartes du vivre ensemble. Chez Pommerat, le présent est étiré jusqu’au temps précis et concret d’un “il y a” qui emporte l’adhésion avec une géniale confusion : ce moment, où il y eut ou il y aura, remporte une adhésion, comme un bien entendu. Enjeu théâtral certes requis mais l’univers des “Contes et légendes” remporte cette adhésion dans le flou, la porosité, jouant sur la seule esthétique de l’évidence.
Les lumières d’Eric Soyer s’inscrivent dans cette intuition : franches, pleines, elles dessinent l’espace dans le vide de la scène profonde des Amandiers, comme un projecteur qui dirige l’attention. Et pourtant, cette création lumineuse qui fait l’espace dans l’espace est un leurre : les lumières donnent à voir sur le mode de l’estompe, du caché et du révélé, avec une sorte d’à-demi qui est à la fois tentation et empêchement. Le lieu, extrêmement tangible, ne l’est qu’au gré d’une participation active de notre imaginaire et la répercussion scénique du travail d’Eric Soyer active l’imaginaire.
Dans un monde situé demain, ou après-demain, dans un jamais possible, “Contes et légendes” décline des saynètes parfois aux limites du probable (à la façon dont le réel lui-même s’agence souvent) sur trois fonds thématiques : le premier, pensé comme relativement superficiel, est l’intelligence artificielle ; le deuxième est l’enfance ; le troisième est le genre. Ces trois thèmes se rencontrent dans des sortes de captures d’écran, des tableaux de vie qui ressemblent tantôt à des anecdotes, tantôt à des faits divers, tantôt à des photographies d’art -celles qui ne se contentent pas de l’instant et s’emparent de moments.
L’insertion du robot dans le paysage social est un fantasme qui passionne, la littérature et le cinéma ont trimé les possibles, avec un goût morbide et jubilatoire pour la dérive et la damnation. Freud trouvant chez la passion de Nathanaël amoureux d’Olympia l’automate chez Hoffmann le fondement de son “Unheimliche”, inquiétante étrangeté du familier qui effraie. Pommerat intègre le robot familier et met en question et l’étrange et l’inquiétude : il ne démontre pas, il montre, et il interroge. Un robot social doit-il être anthropomorphe ? Y a-t-il socialisation sans anthropomorphisme ? Sans ressemblance ? L’auteur imagine des gammes de robots compagnons, intégrés à des familles à des fins pédagogiques, et laisse dériver, flotter, jusqu’à rencontrer la résistance : comme la pensée promène l’idée. Sur scène, aux amandiers, il présente un florilège non exhaustif de résistances, et laisse en suspens. Il accompagne, sans guider, ce qui est le signe d’un respect profond des publics, voire une estime, qui se raréfie au gré de spectacles testimoniaux et moralisateurs. Saluons ici le remarquable travail de création de l’habillage de Tiffen Morvan, Karelle Durand et Lise Crétiaux, et celui de Julie Poulain qui a créé les perruques et le maquillage, et a parfait cette simulation de post-modernisme quasi immersive.
Joël Pommerat présente des enfants, ou plutôt des pré-adolescents, déjà des demi-monstres, avec cette déformation avant la transformation des corps ; avec cette violence aussi ; avec leur question de soi, de l’autre, et du sexe, si prégnante dans ces années à la grâce si particulière qu’on les dit ingrates. C’est l’âge le plus perméable aux changements -les générations actuelles s’adaptent à toutes les nouveautés numériques avec une souplesse déconcertante ; c’est l’âge où la curiosité affronte l’affirmation en quête d’un caractère ; c’est l’âge aussi où la cruauté n’est pas policée.
Sur scène, Prescillia Amany Kouamé, Lena Dia, Angélique Flaugère, Lucie Grunstein, Lucie Guien, Marion Levesque, Angeline Pelandakis et Mélanie Prezelin m’ont leurrée. J’ai cru à une distribution de jeunes adolescents. J’allais crier à l’enfant génie. Chacune d’elles l’a probablement convoqué pour s’approprier cet âge en vibration et trouver la présence exigée par Pommerat. Angélique Flaugère réalise une entrée fracassante dans la matière crue, brute, viscérale et obscène d’un verbe corrosif -une prouesse dans l’écriture, une autre dans le jeu, l’une surabondant continuellement et simultanément l’autre. Léna Dia est étonnante : elle prête de la délicatesse à l’oscillation entre la grâce et la disgrâce. Prescillia Amany Kouamé joue directement avec l’âme, avec un diapason si étroitement vibré qu’elle est confondante. Lucie Grunstein, dans le rôle de Camille, campe à elle seule toute la beauté inconsciente d’un âge tremblé, douloureux, confronté à la question du genre. Elle détient peut-être le secret que Joël Pommerat cherche à percer : qu’y a-t-il de plus humain que Camille ?
Et l’humain, questionné directement sur son humanité, face à son double (que c’est théâtral, cette question de l’autre mécanique), ne sait pas (ou plus ?) ce qui la distingue, et croit en tout cas profondément qu’il faut distinguer. Il se saisit alors d’ersatz pour ses revendications, et se réfugie notamment dans la réaffirmation des genres (si je ne peux pas être plus humain, je peux être plus homme). L’adolescent répond à son désarroi identitaire redoublé (sinon dédoublé) par l’hypersexualisation, dans un monde où l’adulte a capitulé (en pensée ou en fait). Les tableaux sont successivement déchirants, choquants, absurdes et pourtant possibles, souvent cocasses tant le rire est ce qui fait encore rempart. Car chaque scène conserve, en trame de fond, parfois diffuse mais toujours là, l’inquiétante étrangeté.
Joël Pommerat prouve encore sa puissance d’actualisation. Son approche théâtrale “totale”, filée depuis vingt ans réunit les trois pouvoirs du théâtre contemporain tel que nous l’attendons : faire acte, donner lieu et rendre présence -parfois sans représenter. Il réconcilie la création et la fiction, cette grande délaissée qui a pourtant tant de droits sur le réel. Le monstre est celui qu’on montre, et “Contes et légendes” s’attaque dangereusement au monstrueux. Au point de frôler d’encore plus près ce fameux réel.
Marguerite Dornier
“Contes et légendes” de Joël Pommerat, avec Prescillia Amany Kouamé, Jean-Edouard Bodziak, Elsa Bouchain, Lena Dia, Angélique Flaugère, Lucie Grunstein, Lucie Guien, Marion Levesque, Angeline Pelandakis et Mélanie Prezelin. Scénographie et lumière d’Eric Soyer, Costumes et recherches visuelles d’Isabelle Deffin, création habillage de Tiffen Morvan, Karelle Durand et Lise Crétiaux, habillage d’Elise Leliard, création des perruques et maquillage de Julie Poulain, création musicale d’Antonin Lemayre et dramaturgie de Marion Boudier avec le renfort d’Elodie Muselle . Décors construits par les ateliers de Nanterre-Amandiers, mobilier construit par Thomas Ramon – Artom.
Photos Elizabeth Carecchio