CRITIQUE. « Je te regarde » – sur un texte d’Alexandra Badéa – mes François Parmentier – Compagnie Les Aphoristes – 19 novembre 2019 au Théâtre du champ de bataille, Angers.
Tu vas au Théâtre du champ de bataille assister à l’une des représentations de la dernière création des Aphoristes, compagnie implantée à Nantes depuis une quinzaine d’années. Cette compagnie compte parmi toutes celles qui, agissant durablement sur leur territoire avec sincérité, avec exigence, promeuvent les auteurs contemporains. Mais tu n’es pas sans savoir qu’aussi louable soit-elle, cette démarche, rapportée au plateau, n’est pas toujours suivie des meilleurs effets.
Cette fois, après Harris, Cormann, Visniec, Melquiot, pour ne citer qu’eux, le choix de la compagnie s’est porté sur un texte d’Alexandra Badéa, jeune autrice d’origine roumaine publiée chez l’Arche éditeur, célébrée notamment par le Grand Prix de la Littérature Dramatique en 2013 et jouée au festival d’Avignon ou au Théâtre de la Colline. D’une écriture ciselée, Alexandra Badéa écrit pour la scène comme pour le cinéma ou la littérature dans la lignée de ses premières oeuvres, aux titres percutants : Mode d’emploi, Contrôle d’identité et Burnout.
Voilà qui est de bon augure, penses-tu.
À la lecture du dossier de presse, tu as appris que le sujet de Je te regarde était la société de surveillance. Ah ! n’as-tu pas pu t’empêcher de dire, à part toi. Car si ton admiration pour Orwell est restée indéfectible, chaque jour qui passe confirmant un peu plus les prédictions du génial auteur de 1984, tu es agacé de ces récits « dystopiques » qu’on nous sert en veux-tu, en voilà sur les écrans, sur les ondes, dans les salles de spectacle et dans les maisons d’édition. D’un autre côté, tu ne peux pas nier que le théâtre, comme tout art, a vocation à alerter sur les dysfonctionnements de son époque. Et qu’on le veuille ou non, la surveillance, le contrôle, l’intrusion, font désormais partie de notre quotidien. C’est donc dans un esprit d’impartialité que tu attends le début de la représentation…
De la salle encore éclairée, tu distingues quatre comédiens derrière de grands panneaux vitrés. Le noir venu, d’emblée, tu comprends que le texte repose sur un enchaînement de monologues, le metteur en scène jouant avec les panneaux mobiles, la lumière et quelques autres éléments de décor transparents pour faire vivre nos quatre protagonistes. Ainsi tu découvres comment un employé d’une multinationale, une gardienne de prison, une jeune cadre dynamique et un agent de sécurité d’aéroport utilisent qui un masque virtuel, qui une caméra de surveillance, qui un logiciel de localisation, pour éprouver leur amour, leur fantasme, leur pulsion de contrôle, leur obsession du voyeurisme.
Mais voilà, les moyens mis en oeuvre (apparition-disparition systématique des personnages, utilisation artificielle de la machine à fumée, omniprésence de la bande musicale, projection approximative de messages virtuels…) plombent assez rapidement la mise en scène, qu’on aurait pu croire initialement minimaliste. La distribution est inégale. Le jeu, tout en frontalité, est vite lassant.
Un pari raté, te dis-tu en sortant de la salle, déçu, car il faut des qualités de constructeur sans failles pour apporter une réponse à la charpente d’un tel texte.
Tu te dis, une fois au dehors, en rallumant mécaniquement ton téléphone portable, que c’était une gageure pour cette compagnie. Une gageure non accomplie.
Stéphane Leca