CRITIQUE. « Sous d’autres cieux » – Mise en scène et chorégraphie : Maëlle Poésy – Texte, traduction, dramaturgie : Kevin Keiss d’après Virgile – Théâtre Dijon-Bourgogne du 3 au 7 décembre 2019 – puis Au Granit, Scène nationale de Belfort, du 17 au 18 décembre 2019.
Maëlle Poésy se penche sur la première partie de l’Enéide de Virgile, parfois nommée l’Odyssée de l’Enéide, pour nous en faire revivre l’exil, les voyages, cette tragédie soumise aux caprices des dieux.
Mais, loin de l’Odyssée – Kevin Keiss qualifie Enée d’anti-Ulysse – il s’agit ici de la fuite d’un vaincu, d’un voyage vers l’inconnu sur les « champs salés des flots » au gré des vents et des dieux, de la quête d’une terre pour se poser, pour réinventer une nouvelle vie, fonder une cité.
Enée assiste impuissant à la ruine de Troie en proie aux flammes et à la mort de Roi Priam. Il faut fuir ! Accompagné de son père, son épouse, son fils et quelques survivants, il prend la route avec détermination vers des rivages inconnus et hostiles, aborde à Carthage où la reine Didon s’éprend de lui. Mais il faut fuir de nouveau suivant la volonté des dieux, malgré la malédiction lancée à son encontre par Didon.
Ce voyage périlleux, cette quête d’un monde meilleur, l’amènera jusqu’aux Enfers, sur les rives de l’Achéron, où il retrouvera le spectre de la vindicative Didon et, pour la dernière fois, son père mort qui lui fait découvrir sa future descendance.
Le texte recréé par Kevin Keiss à partir des six premiers chants de l’Enéide de Virgile retrouve incontestablement le souffle épique des grandes œuvres classiques. C’est un magnifique poème en prose d’un accès direct, d’une écriture lumineuse. Le ton est celui des tragédies classiques mais la dramaturgie laisse place à des moments de légèreté, d’ironie, en particulier lorsque les dieux prennent la parole. Dans une Olympe de confort, d’où l’on regarde de haut les turpitudes du monde des humains, le dialogue entre Jupiter et Junon qui a une dent contre les troyens est particulièrement savoureux à cet égard. Les dieux s’expriment chacun dans leur langue – celle des acteurs qui les interprètent – mais se comprennent. Ce ne sont pas des dieux pour rien !
La mise en scène de Maëlle Poésy est limpide et procure de grands moments d’émotion comme la fuite dans une Troie détruite, dévorée par les incendies, la rupture avec Didon, l’incursion d’Enée aux Enfers dans un dialogue surnaturel avec le spectre du Père.
La scénographie nous offre des tableaux d’une grande beauté, avec des clairs-obscurs et des éclairages recherchés. Les parties jouées sont entrecoupées de chorégraphies, des sortes de danses tribales violentes, martelées qui évoquent comme un éternel recommencement chaque nouveau départ vers l’inconnu, qui prennent aux tripes. Les acteurs miment une marche véhémente, exaltée, les yeux pleins d’espérance et fixés vers un lointain incertain. Ces moments remuent le public, ponctuent le spectacle avec force, évoquent le courage, la volonté et l’espoir qui tiennent ces exilés debout.
Ce spectacle, qui réveille en nous nos souvenirs de la mythologie grecque et des épopées grecques et latines, résonne avec force dans notre monde actuel, évoque immanquablement l’exil, la fuite de contrées ruinées par la guerre, la recherche d’une terre d’accueil, d’un lieu où se reconstruire.
Enée sera toujours imprégné dans sa chair par ses racines troyennes mais évoluera, se modèlera et s’enrichira au fil de son odyssée et de ses rencontres. Sa volonté est inébranlable mais il est soumis aux caprices de dieux souvent désinvoltes et chicaneurs, ces dieux qui trouvent sans doute de nos jours leur alter ego dans les gouvernants de ce monde, réfugiés sur leur « Olympe » et qui tirent les ficelles de marionnettes en exil.
Maëlle Poésy et Kevin Keiss nous offrent ainsi un grand moment au travers d’une magnifique fresque qui réveille le souffle des grandes épopées antiques et cet éternel humain, ces drames de l’exil qui restent d’une brûlante actualité.
Jean-Louis Blanc
Photos © Christophe Raynaud de Lage