CRITIQUE. « Une chambre en Inde » d’Ariane Mnouchkine – (reprise) -Théâtre du Soleil, La Cartoucherie, Vincennes – Du 27 novembre au 22 décembre 2019.
Il faut savoir que la pièce, création collective de la troupe, est fondée sur un voyage en Inde auquel a participé toute la compagnie (comédiens, musiciens, techniciens…). Ce projet date de 2015 et les attentats du 13 novembre au Bataclan, s’ils ne l’ont pas fait échouer, ont certainement influencé l’aboutissement du spectacle.
Le Théâtre du Soleil est une aventure au long cours puisque la compagnie est fondée en 1964 par une Ariane Mnouchkine de 25 ans. C’est un collectif qui rassemble tous les exécutants, du personnel administratif à la technique en passant par les artistes, tous également rémunérés. Les membres, une centaine de personnes d’origines géographiques très diverses, participent à un véritable laboratoire, un espace de travail habité par le désir de transmettre des valeurs sociales et politiques.
Omar Porras, directeur du Théâtre Kléber-Meleau de Renens, a remué ciel et terre pour obtenir les aides nécessaires à la production suisse de cette compagnie mythique habituellement basée à la Cartoucherie de Vincennes.
C’est donc au palais de Beaulieu de la ville de Lausanne que s’était installée la compagnie. Les vastes locaux permettent un accueil gourmand constitué d’un buffet indien, chaleureusement éclairé par des guirlandes colorées et aménagé d’espaces conviviaux. Plus loin, l’entraînement vocal de la troupe est exécuté en public, ainsi que le maquillage et l’habillage des comédiens, dans un espace ouvert qui leur est réservé. En toute décontraction.
La scène est aménagée en une vaste et exotique chambre d’hôte où trône un grand lit sur la droite. Déjà, l’éclairage nous installe dans l’ambiance moite et sensuelle de l’Inde. Les fenêtres à persiennes laissent filtrer une douce lumière, tandis que les sons ambiants, composés de pépiements d’oiseaux et d’un sourd brouhaha citadin, complètent le tableau. Une cabane vitrée adjacente contient des instruments de musique indiens. L’univers musical créé par Jean-Jacques Lemêtre enlumine le spectacle.
Le fil rouge de l’histoire sommeille sous un drap blanc, c’est Cornélia. Elle est l’assistante de M. Lear, le metteur en scène d’une troupe de théâtre. Réveillée par la sonnerie du téléphone (l’aspect concret du monde la rappellera à de nombreuses reprises), elle apprend par Astrid, l’administratrice, qu’elle va devoir le remplacer au pied levé, la difficulté étant de trouver un thème à traiter.
Ce sont donc les rêves et cauchemars de Cornélia (ses « visitations »), prétextes au différentes options de spectacles envisagés, qui seront joués dans cette chambre: raconter « le chaos du monde devenu incompréhensible », et ceci en conservant un regard chargé d’humour pour en supporter l’irrémédiable violence.
La pièce est construite à partir d’improvisations des comédiens. Les propositions dramaturgiques ont ensuite été développées et mises en harmonie par Hélène Cixous, collaboratrice de longue date. Elles sont entrecoupées de fragments du Mahabharata interprétés par des musiciens, chanteurs et danseurs indiens, ainsi que du choeur formé par toute la troupe. La magie de l’art ancestral du Terukkuttu, forme théâtrale populaire indienne, enchante et captive par son expressivité et sa poésie.
Les affres de Cornélia passent par les thèmes de la guerre, de la pollution de l’eau, de la pauvreté, des droits de la femme, des théocraties, du djihadisme, de la montée des violences, etc. Les figures de Cassandre, Shakespeare, Tchekhov, Gandhi, Chaplin apparaissent en soutien à ses doutes, démontrant l’importance du théâtre sur un monde opaque et bouleversé.
L’humour transcende d’épouvantables situations, comme celle de ce djihadiste de Daech qui confond les termes des lois islamistes (« les rapports avant le mariage seront proscrits/prescrits ») ou les notables d’Arabie Saoudite, désirant tout de même progresser sur les droits de la Femme, demandant conseil aux dirigeant.e.s islandais.es (un paradoxe culturel incommensurable!). Mais lorsque nous assistons, sur écran, à un extrait de Richard III dit par des hommes en plein combat armé à Alep, nous ne pouvons que nous écrier avec l’acteur accablé: « C’est honteux, comment puis-je laisser faire cela! »
L’admirable trouvaille finale est le cri d’espoir que nous avons envie et besoin de pousser encore aujourd’hui, même s’il fut écrit en 1940.
La pièce peut sembler éparpillée au vu de la multiplicité des sujets abordés. Au final, toutes les séquences se rejoignent dans cette tentative de reconstruction de l’image désespérément incompréhensible d’un monde qui nous échappe. Le théâtre du Soleil se veut accessible, « élitaire pour tous », transgénérationnel, transocial et international. Ce spectacle, qui divertit autant qu’il informe et questionne, en est un fameux parangon. Il raconte la passion pour le théâtre, intemporelle, et celle d’Ariane Mnouchkine en particulier.
« L’art est un acte de foi envers l’humanité…Le théâtre doit éclairer le monde. » Ariane Mnouchkine.
Comme Ariane, Charlie et Cornélia, unissons-nous tous, moquons les méchants!
Culturieuse,
Vu à Lausanne au Palais de Beaulieu en octobre 2018