CRITIQUE. « Mandelstam » De Don Nigro – Mise en scène, adaptation scénique et accompagnement musical : Roman Viktyuk – Festival Sens interdits 2019 – Au théâtre des Célestins Lyon – 25 et 26 Octobre 2019.
Voilà maintenant 10 ans que le festival « Sens interdits » propose aux spectateurs une programmation exigeante axée sur le « théâtre de l’urgence », urgence à dire la violence et l’injustice, urgence à l’analyse humaine et au dialogue. C’est autour de trois cycles : Russie, Mexique et Afrique que s’inscrit cette année la programmation du festival. C’est avec le spectacle « Mandelstam » mis en scène par la figure du théâtre russe Roman Viktyuk sur un texte de l’auteur américain Don Nigro et joué au théâtre des Célestins que le festival plonge le public au cœur de la tyrannie et de l’oppression Soviétique.
Né en 1936 à Lviv et metteur en scène soviétique puis russe, qui d’autre que Roman Viktyuk pouvait avoir autant de légitimité à monter ce texte de Don Nigro démontant les rouages d’un pouvoir totalitaire face à toute forme d’art ? C’est en partant d’une simple anecdote que l’auteur dissèque ces relations de pouvoir.
En 1933, le poète Ossip Mandelstam écrit un poème de seize vers dans lequel il se moque de Staline, de ses gros doigts boudinés comme des vers et de ses moustaches qui narguent comme des cafards. Convoquant sur scène Staline, le poète Ossip et sa femme et un couple d’ami, Boris Pasternak et sa femme, Roman Viktyuk démonte le rouleau compresseur d’un pouvoir basé sur la terreur et la manipulation qui, d’intimidation en déportation va conduire quasiment à la folie puis à la mort Ossip Mandelstam, le cœur malade, terrassé un jour d’hiver lors d’un énième transfert d’une prison à l’autre.
Roman Viktyuk convoque sur scène toute l’âme slave telle qu’on peut l’imaginer, le jeu est rugueux et souvent romantique, les effets sonores et accompagnements laissent peu de place au rêve dans des mises en place tranchées et abruptes. Roman Viktyuk au travers d’une mise en scènebrute dérange parfois mais parvient à laisser entrevoir toute la brutalité et toute la barbarie d’une machine à broyer l’humain mais aussi toute la solitude de ces êtres qui semblent ne parler qu’à eux-mêmes, comme incapables d’un quelconque dialogue.
Ossip Mandelstam, loin de n’être que ce poète jusqu’au-boutiste, devient sous la plume de Don Nigro le porte-parole d’une cause par laquelle les artistes retrouvent et revendiquent la nécessité de dire et d’exercer un pouvoir de liberté, de parole et de pensée. Mandelstam sait, à partir du moment où il chuchote son nouveau poème à l’oreille de son ami Boris, qu’il va mourir. L’acte de résistance est alors plus dans le fait de dire son poème que de l’écrire.
Epaulé d’une distribution équilibrée, Roman Viktyuk offre une mise en scène parfois déstabilisante en début de spectacle par un sentiment de linéarité et de manque de subtilité mais qui gagne en densité et en lisibilité tout au long de la pièce, une vision à la fois oppressante d’un pouvoir vainqueur mais aussi celle d’un poète mort sous la botte du pouvoir mais toujours vivant au travers de ses poèmes appris par cœur par sa femme après sa mort.
Ossip Mandelstam dit juste avant de mourir qu’il fut le plus heureux des hommes le jour où, dans une cellule, il entrevit griffonnés sur le mur quelques mots issus de ses poèmes, une fenêtre vers la liberté au fond d’une cellule froide et grise d’un goulag. Sur scène les images de ces « sacrifiés », poètes disparus que le pouvoir terrasse plongent les spectateurs dans l’intemporalité de ces êtres toujours parmi nous par leurs idées, leurs œuvres et la force de leur besoin de liberté de parole.
Un spectacle puissant, dans le tourment de la tragédie humaine, de la force de l’espoir et du combat des idées qui s’inscrit parfaitement dans l’esprit du festival Sens interdits.
Pierre Salles
Festival Sens Interdits Lyon, du 16 au 27 octobre 2019 :http://sensinterdits.org/ .
Mise en scène, adaptation scénique et accompagnement musical : Roman
Viktyuk. Avec Igor Nevedrov, Dmitriy Zhoydik, Prokhor Tretyakov, Ekaterina Karpushina, Ludmila Pogorelova
Traduction : Viktor Veber, Scénographie : Vladimir Boer, Costumes : Elena Predvoditeleva, Création lumières : Sergey Skornetskiy, Son : Ludmila Platonova, Assistants mise en scène : Ludmila Isakovich – Andrey Borovikov, Directeur adjoint : Alexander Tarasov.