CRITIQUE. OTHELLO – d’après William Shakespeare – Mise en scène Arnaud Churin – Traduction, adaptation et dramaturgie Emanuela Pace – Les Abbesses / Théâtre de la Ville, Paris – Jusqu’au 19 octobre 2019.
Un instant, on a pris ce projet du metteur en scène et comédien Arnaud Churin pour une lubie, un coup de com sans voir à quel point il avait, avec cet Othello, un vrai projet et une réelle capacité à faire entendre sa différence.
Othello – et les pièces de Shakespeare en général – sont montées et remontées dans le monde entier. Souvent, le parti pris des artistes est de trouver dans ces textes l’actualité, ce qui correspond au moment… Là, Arnaud Churin a pris le soin de remettre le texte – et surtout les situations – en jeu, de modifier le paradigme de base à savoir que dans l’histoire du théâtre occidental, il y a peu de rôles entièrement tenus par et pour une personne de couleur. Dans son ambitieux projet, il décide de faire exactement l’inverse à savoir faire jouer Othello par un blanc et tous les autres rôles par des noirs…
A partir de là, le travail va consister à faire aussi une adaptation du texte – magnifique travail de Emanuela Pace – puisque de « Maure » à Venise, Othello va être « Caucasien », terme usité pour qualifier les blancs, notamment dans les enquêtes de police et autres appels à témoins. Beaucoup de situations, de moments clés – et archi-connus – de la pièce vont subir les conséquences de ces changements… Et si souvent cela fonctionne – notamment grâce aux comédiens tous assez bons, dans l’ensemble -peu convaincu néanmoins par Mathieu Genet Othello trop frêle face à Julie Héga longiligne – il reste néanmoins que notre inconscient et notre mental sont programmés pour que ce soient les blancs qui dominent le monde et parfois les réflexes pavloviens liés aux situations empêchent le mental de complètement fonctionner, même si, dans l’ensemble, l’expérience est concluante.
Néanmoins, était-il besoin de plonger cette réécriture des situations comme des rôles dans un univers asiatique avec force kimono et habits d’arts martiaux ? Franchement pas. Mais cela permet de donner des codes, une stylisation qui apporte une rigueur militaire, une idée d’un ordre ancestrale, immuable, qui perdure et répond à de multiples obligations, n’est-on pas dans la sérénissime Venise ?!
Le décor est donc simple, constitué de trois panneaux mécaniques amovibles desquels pendent des tissus noirs, tantôt voile de navire, tantôt corridor, tantôt tenture d’une riche demeure. C’est très sobre, très dépouillé et la chorégraphie du mouvement du tissu qui se replie grâce au bras articulé est assez magique.
Arnaud Churin emprunte à Eric Lacascade, avec lequel il joue souvent, l’idée d’un chant qui ouvre la pièce et ce chant de ralliement, ces rituels d’adresse, du plexus vers l’extérieur par une rotation des bras et des mains jointes, contribuent à codifier le spectacle. Les costumes sont des vêtements traditionnels liés aux arts martiaux, cela n’apporte pas grand-chose, mais pourquoi pas…
Ensuite, on connaît la pièce, Desdemone s’emmourache d’Othello qu’elle épouse à l’insu de son propre père qui en est informé par une rumeur colportée par Iago et Roderigo, l’un jaloux du pouvoir et des succès militaires d’Othello et l’autre que ce dernier lui ait pris sa promise. A partir de là, l’intrigue est plantée. Iago va tout faire pour rendre jaloux Othello qui va assez vite se laisser convaincre par des faits mal interprétés jusqu’à ce que Othello, contre toute attente, alors que c’est la femme de sa vie, alors qu’avec elle il a obtenu le statut social qui lui manquait, va tuer Desdesmone par jalousie mais aussi par absence de lucidité.
Arnaud Churin renverse donc la table avec cet Othello blanc entouré de dignitaires noirs. Il fait de nouveau apparaître les situations de la pièce et renforce son côté tragique en faisant ressurgir la question du féminicide par exemple plus frappant ici que dans d’autres mises en scène. « Quand il n’y a pas de douleur, il n’y a plus de souffrance », c’est aussi cette question qui est posée par ce projet ambitieux, obligeant l’imaginaire à accepter de nouvelles situations qui devraient faire hurler ou donner du grain à moudre aux tenants de la théorie « du grand remplacement »… Une redécouverte convaincante d’Othello.
Emmanuel Serafini