CRITIQUE. « Rimbaud Verlaine », livret et mise en scène de Stéphan Roche, musique composée par Daniele Martini, chorégraphies de Pascale Moe Bruderer et scénographie de Rodrigo Basilicati – Au Théâtre du Gymnase Marie Bell, du 3 octobre au 24 novembre 2019, jeudi, vendredi et samedi à 19h, dimanche à 16h (durée 1h30).
J’en connais deux qui doivent se retourner dans leurs tombes.
Enfin, Monsieur Roche, vous deviez bien vous douter que vos premiers spectateurs seraient davantage des amateurs de poésie « maudite » que des fans de Pascal Obispo. Une même personne peut avoir du goût pour l’un et l’autre, mais difficilement simultanément. On nous dit « Rimbaud Verlaine », spectacle musical, on s’attend à une mise en musique de grands textes, et à un filage théâtral mêlant effectivement l’histoire intime et le cheminement littéraire. Qu’êtes-vous allé récrire par-dessus la langue des génies ? Vous avez les mots à portée, en ligne, en Poche, chez Gibert, pour trois fois rien. Personne ne demande à personne de les égaler, mais vous ne leur rendez pas hommage : vous les ridiculisez. Ils flirtaient avec le sublime, vous les faites patauger dans le kitsch. Le livret vous ouvre peut-être les portes des NRJ Music Awards, et encore, il faut des enregistrements studios, car sur scène, le 4 octobre, c’était encore très bleu. Avec un peu d’autotune… Il faut tout miser sur les clips, vos comédiens sont très beaux.
Il y a un contresens qui s’éclaire à la lecture de la note d’intention. Stéphan Roche a voulu porter sur scène « trois années de leur vie, qui ont généré leur postérité. » (sic). Ce qui a « généré leur postérité », c’est leur phénoménal élan poétique, Monsieur Roch, pas leurs histoires de fesses…
Stéphan Roche dit être allé à la rencontre des deux poètes, avoir voyagé dans le temps jusqu’à eux, avoir partagé leur intimité pour venir nous la livrer sur la scène du Théâtre du Gymnase en ce mois d’octobre 2019. Je ne sais pas qui il a pris pour Verlaine et suivi partout dans ce périple spatiotemporel, mais il s’est fait avoir. Il interprète sur scène certes un homme arraché à la vie conjugale par la passion, mais nous propose un jeune homme de vingt-sept ans qui en paraît quasiment le double et qui traverse la très anachronique crise de la quarantaine des bons pères de famille endimanchés. Rappelons quand même qu’avant l’arrivée de Rimbaud dans sa vie, Verlaine était déjà un poète maudit, était déjà pénétré de la grandeur de cette poésie douloureuse, de la proximité du voile, était déjà balloté par cette supraconscience. Elle n’avait certes pas encore trouvé auprès de Rimbaud l’écho qui étendrait sa résonnance à l’infini, mais il est difficilement pensable que Verlaine, qui initie Rimbaud à l’absinthe et pas l’inverse, soit ce type un peu fade qui découvre son homosexualité avec la timidité d’un petit bourgeois parisien. S’il était moins radical que son cadet d’amant, il avait quand même parcouru un bout de chemin dans l’abîme poétique avant sa flamboyante irruption.
Faire des personnages les narrateurs de leur propre histoire, face à la salle, nuit complètement au moindre enjeu théâtral – qui, rappelons-le, implique de faire jouer les comédiens ensemble et de laisser la narration au hors texte. C’est à la scène d’expliquer ce qui se passe, pas aux interprètes. Pascale Moe Bruderer est superbe. Bon, on ne sait pas qu’elle joue « la muse » sans avoir consulté le dossier de presse. Habillée en vert, sulfureuse, elle a plutôt l’air de jouer l’absinthe. On apprend finalement qu’en fait, c’est Elisa, l’ancien et premier amour de Verlaine, jamais mentionnée sinon au détour d’une dernière phase narrative, sorte de « Que sont-ils devenus » des émissions télévisées de témoignage. Marion Cador est une Mathilde (femme de Verlaine) convaincante, jusqu’à ce que Roche la livre en pâture à un solo plus mélo que dramatique. La palme revient à Henri de Vasselot, à qui on a fort heureusement pour lui confié les rênes de la dérision : pari relevé, performance impeccable, qui réhausse salutairement le niveau au troisième tiers de la pièce.
Pascale Moe Bruderer s’est bien débrouillée sur scène et hors scène : ses chorégraphies sont simples mais efficaces, et donnent un peu de justesse à l’ensemble. Il y a quelques choix esthétiques intéressants, les costumes sont évidemment réussis -quoique une production Pierre Cardin laisse espérer davantage d’audace. Les lumières de Paolo Bonapace sont parfaites. Et puis il y a des choix esthétiques absurdes : les images de Samantha Ornon projetées par Sara Caliumi n’ont rien à voir avec rien, elles sont là, projetées, comme composées à part pour servir un jour, et le jour était venu. C’est pour meubler, probablement. Côté musique, retenons la « Chanson d’automne » composée par Rodrigo Basilicati, intéressante et originale (et puis, cette fois, le texte est de Verlaine). L’exécution le 4 octobre était bancale, mais les comédiens chanteurs ont le temps de la réajuster. Les dernières représentations seront sans doute les meilleures. Si vous tenez à assister à ce « Rimbaud Verlaine », privilégiez les 21, 22, 23 et 24 novembre, et ne dites pas que je ne vous ai pas prévenus.
Marguerite Dornier
« Rimbaud Verlaine », avec Eric Jetner, Stéphan Roche, Marion Cador, Éléonore Beaulieu, Henri De Vasselot et Pascale Moe Bruderer, les lumières de Paolo Bonapace et les images de Samantha Ornon projetées par Sara Caliumi.
Photo Philippe Escalier