CRITIQUE. « The way she dies » – Inspiré d’Anna Karénine de Tostoï – mes de Tiago Rodrigues, avec le TG STAN – au Théâtre de La Bastille – du 11 septembre au 6 octobre à 20H – dans le cadre du Festival d’automne à Paris – Durée 1H40.
« Une joie, une exaltation sans bornes se dessinaient sur le visage d’Anna. Pourquoi je pars ? répéta-t-il en la regardant droit dans les yeux. Vous savez bien que je pars pour rester près de vous. »
« 490 grammes, ton poids pour toujours (…). Ce livre n’est pas une chose. C’est quelqu’un. C’est toi. C’est ma solitude. C’est moi. C’est un monde de 490 grammes. Le poids de ma vie. »
Qu’écrire après avoir entendu les mots si puissants de Tolstoï se mêler aux mots si justes de Tiago Rodrigues ? Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux les laisser résonner librement en moi, quelque temps, pour qu’ils agissent, se propagent et me façonnent, avant de vouloir les analyser.
Qu’écrire, si ce n’est que ce spectacle m’a littéralement transportée. Car c’est par la langue, les mots, que Tiago Rodrigues attaque cette pièce. Il part d’un monument de la littérature russe « Anna Karénine », lu en français par des comédiens flamands et portugais et le met en résonance avec l’histoire de deux couples, l’un de Lisbonne, l’autre d’Anvers, sur deux périodes 1967 et 2017. On passe d’une langue à l’autre, d’une époque à l’autre comme on passe du roman aux dialogues écrits par le dramaturge. Tous se mêlent, s’entrechoquent, se conjuguent pour produire un sens nouveau. L’œuvre de Tostoï – ses mots comme les questions qu’ils posent sur l’amour, le désir, l’émancipation, l’existence, la mort- s’y révèle des plus universelles mais aussi dans toute sa multiplicité ,avec les différentes couleurs qu’elle peut prendre en fonction de la langue, de la culture, de la traduction, de l’interprétation de chacun.
C’est une déclaration passionnée et incandescente à la littérature que signe, ici, Tiago Rodrigues. « Anna Karénine » n’est pas le sujet central de la pièce mais le point de départ. Il utilise son pouvoir magnétique pour ouvrir sur une nouvelle fiction. Le livre de Tostoï est le fédérateur, celui qui crée le lien entre tous les protagonistes ; le déclencheur, celui qui provoque l’action, les incite aux changements ; et aussi l’éclair, celui qui les aidera à se révéler, grandir, évoluer….
Il y a Franck qui tente, par ce livre de comprendre le geste de sa mère, en lisant les passages qu’elle a jadis soulignés. « Mon temps ne t’appartient pas. Maintenant il appartient à ce livre. C’est ça. À sa lecture. Lire tout ce que ma mère a lu, tout ce que ma mère a souligné. (…) Lire, relire, comprendre. »
Il y a Isabel qui, par ce livre, va réveiller la femme qui sommeille en elle, étouffée par le carcan de la société franquiste. « À l’intérieur de moi, il y a une autre femme. Ça fait longtemps que je sens sa présence. (…) Maintenant je sais comment elle s’appelle. Son nom est Anna. Et dès l’instant où j’ai commencé à lire ce livre, elle s’est mise à grandir à l’intérieur de moi. »
Il y a Pedro qui cherche, dans ce livre, la clef pour rattraper sa femme qui lui échappe. « Je lisais les parties que tu as soulignées. Écoute. « Anna disait ce qu’il lui passait par la tête et s’étonnait elle-même, en s’écoutant, de sa capacité à mentir… »
Et puis il y a Jolente, le reflet contemporain d’Anna Karénine, habitée par le même désir, le même dilemme et rattrapée, malgré elle, par le livre de Tolstoï.
Par ce subtil glissement entre l’œuvre de Tolstoï et l’histoire qui se joue sur le plateau, Tiago Rodrigues nous montre combien la littérature s’ancre dans nos vies, en est l’écho, combien elle nous accompagne, nous éclaire et nous transforme.
Avec le collectif TG STAN, cette exploration sur la littérature devient une expérience scénique vibrante. Les comédiens ont cette précieuse capacité à toucher l’intime et donner vie aux mots, par une simple larme qui perle sur une joue, par des hésitations, des mots qui trébuchent ou se répètent, par des mains qui s’effleurent pudiquement et disent tout….
Je suis sortie du spectacle, enivrée par toutes ces émotions, la musicalité de ces langues, ce flot de mots, qui continuent à ricocher et avec l’envie irrésistible de me procurer le texte du spectacle pour le lire, le relire et souligner, à mon tour, les passages qui font écho et contribueront à nourrir et éclairer ma propre vie.
« … nous vivons dans la pénombre. Mais de temps en temps, il y a un mot, une phrase, un paragraphe, un éclair fugace qui illumine le monde. Et alors nous voyons le chemin qu’il nous reste à parcourir dans notre vie ».
Courez-y ! Qui sait, vous en reviendrez peut-être changé ?
Marie Velter