« SUITE FRANÇAISE » : LE COURAGE DES SOLITUDES

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CRITIQUE. « Suite française », d’après le roman d’Irène Némirovsky, prix Renaudot 2004, adaptation théâtrale de Virginie Lemoine et Stéphane Laporte, mise en scène par Virginie Lemoine, assistée de Laury André, au théâtre La Bruyère du mardi au samedi à 21h, matinée le samedi à 16h45. 

Virginie Lemoine a sorti de leur littérature des personnages saisis dans un état de latence, à ce moment tremblé où entre l’impossibilité et le désir, la vie commence à se débattre. En 1941, l’occupation allemande grignote les villages français et le vainqueur s’installe chez le vaincu. « Suite française » est un huis clos où les solitudes coïncident. Dans cet étouffoir qui est aussi un éteignoir, il y a ces vies croisées qui ne parviennent pas à se rencontrer.

Lucile, dont le mari est prisonnier de guerre, vibre d’un appel de vie, prisonnière elle aussi près de sa belle-mère, enchaînée avec elle à l’absence. Comment se délivrer de l’absent ?

Madame Angellier a un désir d’hier, d’un hier identique, transposé dans un présent proche et dans le temps suspendu de l’attente, elle vit aussi en suspens. Bruno von Falk, l’intrus allemand, perturbe cette immobilité douloureuse avec à rebours un désir de pénétrer. Musicien arraché à la musique, époux arraché au foyer par la mobilisation, il a besoin d’entrer dans la vie. Autour de ces âmes tragiques, et selon le modèle aristotélicien, il y a les petites gens, plus épais, plus ancrés.

Virginie Lemoine et Stéphane Laporte signent une adaptation du roman d’Irène Némirovsky sans faux raccord, rythmée et intelligente : à la complicité qui les lie, s’entretisse celle qu’ils ont nouée avec la romancière.

Tout est réussi. La distribution est prometteuse, et tient ses promesses ; les décors de Grégoire Lemoine sont délicieux ; les compositions musicales de Stéphane Corbin, tout à fait charmantes ; les costumes de Christine Chauvey, remarquables –ces robes !, et rehaussés par le bon goût de Christophe Nicolas qui arrange brillamment la coiffure de Florence Pernel (Lucile). On ne présente plus cette dernière, petit, grand écran, on sait sa grâce moderne, sa féminité forte, courageuse, élancée ; et puis, ce qui ne gâche rien, sa beauté sans âge (c’est-à-dire sans époque). Béatrice Agenin (Madame Angellier) a cette sorte de gloire qu’ont dans le jeu les grandes comédiennes. Samuel Glaumé (Bruno von Valk) joue avec conviction : c’est beau de voir un comédien aimer son texte.

Et puis il y a les seconds rôles. Emmanuelle Bougerol (Marthe, la bonne) est une éternelle révélation féminine depuis son Molière en 2005, elle est drôle, elle est douée, elle est tendre. Guilaine Londez est irrésistible en caricature de petite noblesse, un personnage des contes de Maupassant -c’est une satire à peine moins cruelle. Cédric Revollon (Benoit Labarie, en alternance avec Gaétan Borg) a la violence de la justesse. Irène Némirovsky, en trouvant ce dire simple, sans ambages, des gens de la campagne qui eux aussi sont aux prises avec la grande Histoire, s’inscrit indéniablement en styliste incontournable dans le paysage du verbe.

Si vous êtes peu friand des scènes clôturées, repliées sur elles-mêmes, aux décors trop exacts, cette fois, ne passez pas chemin. Virginie Lemoine réalise le joli tour de force d’une mise en scène sature et ouvre l’espace en même temps. La maison de Madame Angellier est l’impossible intérieur, toujours révoqué par l’impossible dehors. « Suite française » est le spectacle d’un présent joué sur le mode de l’absence. Il ne se contente pas de rendre hommage à l’œuvre d’Irène Némirovsky : en l’actualisant sans la dénaturer, il la prolonge.

Marguerite Dornier

Avec Florence Pernel, Béatrice Agenin, Guilaine Londez, Samuel Glaumé, Emmanuelle Bougerol, et en alternance Cédric Revollon ou Gaétan Borg.

Lumières de Denis Koransky, décors de Grégoire Lemoine, Musique de Stéphane Corbin, Costumes de Christine Chauvey et coiffures de Christophe Nicolas.

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