CRITIQUE. « Oreste à Mossoul » – D’après Eschyle, mise en scène Milo Rau du 10 septembre au 14 septembre 2019 au Théâtre Nanterre Amandiers, dans le cadre du Festival d’automne à Paris. Durée 1H45. En néerlandais, arabe et anglais surtitré en français
En s’emparant de l’Orestie d’Eschyle, Milo Rau ne cherche pas à présenter une nouvelle vision de cette tragédie mais s’intéresse à l’effet que cette matière artistique peut produire dans le monde réel. Dans l’Orestie, il est question du funeste destin de la famille des Atrides, du cycle de la vengeance dans laquelle l’homme s’enferme et de l’issue qu’il peut trouver pour y mettre fin par le pardon : Agamemnon offre sa fille Iphigénie en sacrifice pour gagner Troie ; Clytemnestre son épouse, aidée par son amant, assassine Agamemnon pour venger sa fille ; Oreste tue Clytemnestre, sa mère, pour venger son père ….
Que se passe-t-il quand ce bain de sang familial est joué et filmé dans la ville brûlée et écharpée de Mossoul, mise à terre par des années de régime autoritaire, une guerre américaine qui a provoqué une guerre civile et par quatre années dévastatrices de califat de l’État Islamique ? Cette confrontation avec la réalité, peut-elle aider à mieux comprendre la puissance tragique de l’Orestie ? Les questions du pardon, de la justice, de la démocratie, au cœur de la pièce ont-elles une résonance sur les problématiques de reconstruction auxquelles font face les habitants de Mossoul ? Et surtout, l’art a-t-il la capacité d’agir sur la réalité, au-delà de la dépeindre ?
C’est toutes ces questions qu’aborde Milo Rau dans ce spectacle. Dans une habile construction, il superpose, imbrique le texte d’Eschyle avec les témoignages d’aujourd’hui, les jeux de plateau avec la vidéo, les images filmées à Mossoul avec des images filmées en live, le vrai avec la fiction. Cette composition se construit au rythme entêtant de la partition de « It’s a mad world ». Et il se produit quelque chose d’extrêmement puissant et troublant. Un dialogue s’établit entre hier et aujourd’hui, entre tragédie antique et réalité contemporaine, entre notre monde bien protégé d’Occident et le monde à feu et à sang du Proche Orient. Il est question de rencontre. Rencontre entre les acteurs venus d’Europe et les artistes d’Irak. Rencontre (ou plutôt retrouvailles) entre une ville privée de culture pendant le califat et un projet artistique. Rencontre entre un texte et une réalité. La puissance tragique d’Eschyle résonne terriblement avec les images en ruine et les visages meurtris de Mossoul. La fiction des Atrides sert à nous rendre la réalité de Mossoul plus saisissante et plus réelle. Les témoignages des acteurs d’Occident qui ont vécu l’expérience et des « acteurs » du Proche Orient qui ont vécu l’horreur, n’en ressortent que plus vifs et percutants. Il se crée alors une étonnante proximité de l’instant entre nous public et la réalité en Irak, bien plus forte que toutes les images médiatiques tournées en boucle qui ont fini par perdre leur sens.
La force du spectacle tient aussi à l’incroyable justesse des comédiens. Susana AbdulMajid, Johan Leysen et Elsie de BrauwIls, entre autres, nous confondent par leur sincérité. Ils portent comme le metteur en scène, avec beaucoup de simplicité, d’humilité et de mélancolie ce projet, en semblant avoir conscience de sa limite.
Si la fiction se contrôle, la réalité, elle, nous échappe. La collaboration souhaitée sur ce projet avec les équipes de Mossoul n’a pu se poursuivre au-delà des frontières d’Irak. Même si grâce au talent de Milo Rau les images filmées s’inscrivent dans le présent de la représentation, nous ne voyons les artistes iraquiens, interdits de sortie du territoire, qu’au travers de l’écran. Dans la tragédie, l’issue est possible grâce aux Dieux, au pardon et à l’ouverture à la démocratie ; cette issue semble plus difficile à trouver dans la réalité, sans une justice fiable et non corrompue. Le spectacle le souligne très judicieusement en soumettant les équipes de Mossoul au même tribunal que dans la tragédie avec comme question centrale « faut-il pardonner aux djihadistes pour se reconstruire ? »… Johan Leysen nous avoue, encore, après le spectacle lors d’un échange avec le public, que les scènes de violence si pénibles pour nous lors de la représentation, ont paru bien fades au public iraquien à qui elles ont été montrées, comparées à ce qu’ils ont vu dans la réalité. La réalité dépasse souvent la fiction.
Mais, même si l’art peut difficilement changer le monde, ce spectacle nous démontre qu’il nous rend indéniablement plus conscients, peut être un vrai vecteur de lien et d’échange pour faire bouger les lignes ici et ailleurs. À voir absolument !
Marie Velter
Dernière à Nanterre le 14 septembre. Lyon le 23 et 26 octobre. Villeneuve-d’Ascq, 16 et 17 novembre. Lausanne du 4 au 7 décembre.