CRITIQUE. « Les Témoins », écrit et mis en scène par Yann Reuzeau, jusqu’au 3 novembre 2019, les jeudis, vendredis et samedis à 20h45, les dimanches à 17h à la Manufacture des Abbesses, Paris.
J’ai acheté à la librairie des Abbesses un ouvrage d’Olivier Neveux, « Contre le théâtre politique », avec à l’esprit de le feuilleter en écrivant ce papier. J’allais justement voir une création résolument politique, traitant de la montée des extrêmes dans la France contemporaine. Ayant assisté à quelques spectacles de cette veine, hélas systématiquement embourbés dans le militantisme, je m’attends à trouver à la Manufacture des Abbesses l’occasion d’écrire une tribune bien sentie contre ce que j’appellerais un théâtre d’opinion, de circonstance et d’opportunité. Je n’ai pas ouvert « Contre le théâtre politique ». Je ne me serais offert que l’occasion d’un contresens en tâchant de lettrer la critique d’un spectacle qui n’a strictement besoin d’aucune autre médiation que la scène.
C’est un spectacle éprouvant. Reuzeau ne m’a pas fait la grâce de sombrer dans le moindre cliché. Vous n’aurez rien à quoi raccrocher votre mauvais esprit, le mien n’a trouvé prise nulle part. L’écueil de la dénonciation politique ? Esquivé. L’écueil de la grossièreté militante ? Paré. L’écueil de la bien-pensance pour bien-pensants ? Pas le projet. L’écueil de la démagogie ? Hors-sujet. L’écueil de la moralisation gauchisante ? Eludé. J’ai assisté avec effarement à une implacable démonstration de puissance du théâtre.
Le texte pourrait s’inscrire parmi les quelques lumineuses dystopies qui ont traversé la modernité. Le journal « Les Témoins », identifié dans le paysage médiatique pour son professionnalisme et sa probité, voit sa ligne éditoriale ébranlée par l’arrivée au pouvoir d’un candidat d’extrême droite. Le ressort n’est pas absurde : les Français aiment les hommes providentiels, et un type dangereux bardé de populisme fraîchement débarqué sur la scène politique, c’est un de ces possibles électoraux qui ont déjà séduit, et pas seulement outre atlantique. Reuzeau va plus loin que ces réalités qui nous inquiètent. Il pousse le vice. Il joue avec les mémoires. « Une constitution, ça se change. » Les droits fondamentaux perdent leur garantie, et avec elle, leur fondement.
L’écriture est limpide, juste jusqu’au terrible de la justesse : Reuzeau a déniché le juste ton. C’est du Tarantino trempé dans le doux-amer, un Audiard grave. Si les comédiens prêtent leurs timbres, le dramaturge a écrit des voix, qui vous restent fichées entre l’oreille et l’âme. Et pourtant, si c’est un dialoguiste, Reuzeau renoue avec la théâtralité de l’expression, faisant jouer sur scène des visages. Éric, Catherine, Anna, Romain, Hassan, Rebecca et Cyril sont des figures saisies dans la substance quasi primitive de leurs passions. Et, loin de sombrer dans le théâtre psychologique, Reuzeau fait surgir dans l’espace théâtral des êtres cisaillés avec la puissance du crobar, captés au rayon X de la peur. Éric n’a plus que lui-même à perdre ; Catherine a un lien vital, sacrificiel, presque viscéral avec le journal qu’elle a fondé ; Anna est une intellectuelle de gauche à la droiture revêche ; Romain est un sanguin, un révolté, un de ces guerriers modernes contrariés ; Hassan est un homme bon pris en étau entre le drame privé et ce grand drame national ; Rebecca a la fougue qu’a la jeunesse quand elle est brillante ; Cyril est en quête désespérée d’être. Chacun puise dans la mise en abîme de cette peur sourde qui hante la vieille Europe la force de se répondre à soi-même : « si j’étais né en 17… ».
Car, douloureuse et lumineuse, c’est la question de l’être qui est posée. Et c’est en cela que cette pièce n’est ni politique, ni psychologique, ni bassement métaphysique mais terriblement théâtrale. Elle agrippe violemment des destins dans une machine infernale pour en extraire quelque chose qui n’est plus seulement du texte.
À la façon dont Alfonso Cuarón adaptait en 2006 le roman de P.D. James, « Children of men », en laissant défiler en arrière-plan une réalité au croisement entre le « 1984 » d’Orwell et « le Camp des saints » de Raspail, Reuzeau fait défiler les titres du journal sur un écran avec une sorte d’humour impitoyable. La pièce déroule sa toile pointilliste, où les espaces sont des ellipses comme autant de vides qu’il est impossible de ne pas combler de nos propres fantasmes. Les transitions s’effectuent dans un flottement quasi cinématographique, confortant l’esprit halluciné des spectateurs dans cette sensation de cauchemar conscient. Qu’on ne se méprenne pas. C’est jouissif, presque purificateur.
Frédéric Andrau, Marjorie Ciccone, Frédérique Lazarini, Morgan Perez, Tewfik Snoussi et Sophie Vonlanthen y sont pour beaucoup. Morgan Perez et Tewfik Snoussi, en Romain et Hassan, rivalisent en efficacité et en intelligence de jeu. Frédéric Andrau interprète à la fois un Éric remarquable et un Cyril tord-boyaux, avec une conviction confondante. Sophie Vonlanthen est le point de bascule entre ce moment où l’on se croit au théâtre et celui où l’on ne sait plus où on est, avec une Catherine à la réalité tellement épaisse que c’est l’espace entre elle et nous qui devient poreux. Frédérique Lazarini est impériale, et campe une Anna aussi incisivement juste qu’elle est bouleversante. Marjorie Ciccone quant à elle doit devenir incontournable, et je crois que l’écran lui irait aussi redoutablement que les planches.
Il est des spectacles qu’on recommande de voir. Je vous invite à le voir et à le revoir. Je dis souvent qu’on n’a pas vu une pièce qu’on n’a vue qu’une seule fois. Celle-ci dure un peu plus de deux heures, elle n’en souffre pas. Les comédiens sont applaudis dans une sorte d’hébètement par un public soufflé, dans un silence grave et stupéfait, avec solennité aussi. Il se passe quelque chose d’important à la Manufacture des Abbesses en ce moment et jusqu’au 3 novembre.
Marguerite Dornier
vu le dimanche 1er septembre 2019
Avec Frédéric Andrau, Marjorie Ciccone, Frédérique Lazarini, Morgan Perez, Tewfik Snoussi, Sophie Vonlanthe, et avec les lumières d’Elsa Revol et la vidéo de Mathieu Morelle.