FESTIVAL COURT MAIS PAS VITE : « SALLE BLANCHE » POUR JEUNES TALENTS

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CRITIQUE. Retour sur la troisième édition du Festival « Court mais pas vite », 26 et 27 mai 2019, au théâtre Les Déchargeurs, Paris.

Le théâtre Les Déchargeurs est l’un de mes petits temples favoris de la création, à Paris : des spectacles sans ambages, emportés sinon envolés, qui filent allegretto, tous portés par des voix singulières mues par une même exigence de poésie. J’y ai découvert des auteurs que j’aime, des textes intimes et rares, et en filigrane, la question toujours reposée du théâtre. La programmation des Déchargeurs, non contente de faire prendre au spectateur la pleine mesure de son troisième rôle, l’intègre au processus de création en mettant son regard à l’épreuve des poésies contemporaines.

Depuis 2017, le Festival Court mais pas vite s’inscrit dans cet ensemblier théâtral de questionnement, de création et de perpétuation. Donner l’occasion à de jeunes troupes de présenter une création autonome sur une scène bien identifiée du paysage parisien c’est, joyeusement, donner un tremplin à l’audace. Le festival crée un temps où la jeunesse peut librement s’adresser à elle-même, et elle s’en donne à cœur joie. Les dimanche 26 et lundi 27 mai, les six projets retenus parmi les quelque soixante-dix-sept candidatures déposées pour cette troisième édition, ont eu l’occasion de se défendre avec pour seul cadre une extrême liberté. Elisabeth Bouchaud, directrice de Scènes blanches, Ludovic Michel, directeur artistique du théâtre Les Déchargeurs, Rémi Prin, conseiller technique, Emmanuelle Jauffret, chargée de communication et son assistante, Maëva Rigout peuvent se targuer une nouvelle fois du succès de cette démarche, de son bien fondé et, sans nulle doute désormais, de sa prospérité.

Le livret de la troisième édition du festival s’ouvre sur la phrase de Jean-Pierre Siméon : « L’erreur est la chance incomparable du théâtre car il est la vie agissante et l’erreur c’est la vie. » C’est rappeler le souffle vital qui appartient à la scène, ce lieu de diapason vibrant et de tension vers la forme juste, en circonvolutions toujours plus étroites dans un flirt continu avec cet inatteignable vrai. La scène est un miroir où l’humain se pose. Quelques lignes plus loin, on retrouve l’incontournable « Echoue, échoue encore, échoue mieux. » de Beckett, une invitation à cette errance nécessaire jusqu’à la berge du théâtre, ilot où la poésie, le vrai et le beau font des fruits sur des plages d’idées blanches comme des pages à écrire. Mais, à Ludovic Michel de rappeler la devise de cette importante initiative du théâtre pour lui-même en convoquant parmi nous Antoine Vitez : « Je crois à la transmission, je ne crois qu’à ça. » Entre professionnels du théâtre, transmettre, c’est donner sans se délester. C’est le seuil du partage.

En sont convaincus les six professionnels du spectacle qui ont constitué un jury exceptionnel pour ces jeunes gens en quête de réseau et de reconnaissance. Eric Ruf, acteur, metteur en scène, scénographe et administrateur général de la Comédie-Française depuis août 2014 ; Lee Fou Messica, auteure, metteure en scène et interprète, directrice artistique de l’espace Marie Koltès, Théâtre de Saulcy, à Metz ; Oriane Jeancourt Galignani, auteure, journaliste culturelle (Philosophie magazine, Le Point) et rédactrice en chef de Transfuge Magazine ; Frédéric Maragnani, metteur en scène et directeur du Théâtre de Chelles, initiateur du Festival SOLO ; Salomé Brouzzky, auteure jouée à la Comédie Française, metteure en scène, et notamment dramaturge de Dominique Rozan ; et enfin Xavier Gallais, interprète, metteur en scène et enseignant au Conservatoire national d’Art dramatique. Ce dernier prendra en septembre 2019 la direction de l’école de théâtre La Salle Blanche avec Florient Azoulay, un espace alternatif d’apprentissage mêlant recherche et création collective à un programme interdisciplinaire. Profiter d’une « salle blanche » (laboratoire) pendant dix mois, c’est la récompense que briguent les candidats du Festival Court mais pas vite.

C’est courageux, pour des artistes, d’accepter de montrer les brouillons, de livrer des premiers jets, ce n’est plus se déshabiller sur scène, c’est se déshabiller tout-à-fait. Pour le spectateur, c’est évidemment de ces régals de littéraires, cette permission de voyeurisme. Et très édifiant. Notamment dans une configuration où un règlement donne une limite d’âge : ces jeunes gens bourrés de talent et d’envie, ils ont tous moins de vingt-huit ans, et parce qu’ils sont aussi jeunes, ils nous parlent de demain. Devant nous, pendant trois heures et des poussières, se projettent des morceaux d’avenir. Car, peut-être sans le savoir, ces jeunes gens qui montrent, certains pour la première fois, un peu du théâtre qu’ils ont rêvé, nous livrent en même temps que leur spectacle leur propre définition du théâtre. Les six propositions, éminemment chargées de singularité, sont déroutantes car comme un panel restreint, elles ne semblent pas dégager de réelle tendance. Tâchons tout de même de tracer quelques lignes.

Les Déchargeurs ont hébergé lundi soir un théâtre d’expérimentation, d’innovation et d’hybridation, montrant un intérêt marqué pour le croisement, le débordement du théâtre lui-même, une recherche manifeste de polyphonie artistique. Un désaveu de touche à tout ? Il se peut qu’on ait parfois sacrifié la clarté de l’intention théâtrale à l’urgence de déployer ses talents. Mais ce serait en partie pécher par conservatisme. Il y a manifestement une envie brûlante d’explorer les formes, de les provoquer voire de les dépasser.

De même, à une exception près, on boude un peu le texte. En tout cas, on le destitue de sa fonction motrice ; la colonne vertébrale est ailleurs. Si l’urgence poétique demeure, elle passe par d’autres flux : l’image, le corps, le geste. On assiste, non sans un certain malaise, à une rupture progressive. Et depuis quelques années déjà on sent bien dans les salles de théâtre que le texte est malade. On n’a pas cessé d’écrire, mais on dirait que cette vieille maitresse n’excite plus tellement, que c’est une fidélité incommode.

Enfin, et c’est ostensible, nous avons affaire à une jeunesse engagée. Le théâtre est politique. Il y a un besoin de dire au bord d’éclater, un tel gonflement de l’âme à force de taire, que ça sort de la gorge comme un rugissement. Il est important que se multiplient les porte-voix pour une jeunesse en mal de tribune. Féminisme (« Celle qui sait », de Camille Claris et Sarah Horoks, présenté par la C.T.C.), guerre (« Juste fantômes », d’Héléna Nondier, présenté par la compagnie Morituri te salutant), voire pamphlet social (« Le Fou et la nonne », de Stanislas Ignacy Witkiewicz, présenté par la compagnie Erell Caouren) : les fictions ne sont que des prétextes sinon un paratexte pour sous-tendre les grands manifestes de la nouvelle génération. La création de demain sera politique ou ne sera pas. On en a fini du tendre placere docere, de corriger les mœurs par la farce : désormais et implacablement, on montre, coûte que coûte, et on dénonce.

Les théâtres de demain seront aussi nombreux que les intentions que nous avons vu émerger lundi soir. Le rapport au temps partage déjà. Si le théâtre contemporain tend à devenir une archive instantanée du présent, trois des projets ont tâché de relever le défi de la mémoire et de la transmission, autre grande prérogative du théâtre. Les unes ont filé de documents cinématographiques et de chansons de Claude François une proposition extrêmement moderne et provocatrice, emportant la faveur du public (« Le Goût du sang dans la bouche », de Léna Bokobza-Brunet présenté par le Collectif Mirari) ; Léa Tissier inscrit son geste artistique dans le prolongement de celui de Niki de Saint Phalle avec une délicatesse presque ailée (« Eva L. », de et par Léa Tissier en collaboration avec Suzanne Rault-Ballet) ; le prix du jury a été décerné à l’ « Arboretum » de Simon Roth présenté par la Compagnie Arborescence.

Le prix du public revient cette année à un spectacle fougueux, déjanté et ultra féministe qui entend bien rendre à la femme son droit à la violence. Le traitement original, et le talent des trois comédiennes (Léna Bokobza-Brunet, Lou Guyot et Théa Petibon) ont convaincu une salle comble. Les trois jeunes femmes bénéficieront donc d’une Résidence de création aux Déchargeurs de dix jours et d’une sortie de résidence ouverte au public et aux professionnels le 14 mai 2020. Une nouvelle occasion de découvrir un spectacle en cours de création.

Le spectacle lauréat « Arboretum » est un geste de réconciliation avec l’inexorable effacement. L’auteur, désarmé face à l’Alzheimer d’un grand-père aimé et admiré, part en quête des ponts entre hier et demain pour résister au temps. Inaboutie, sa démarche est touchante d’impudeur, et embarque par sa sincérité. Le jury a choisi d’octroyer à Simon Roth et ses deux camarades de scène Benjamin Bertocchi et Julie Bulourde une convention de Résidence d’accompagnement (administratif, technique, production, diffusion, communication) comprenant un espace création, ainsi que dix dates aux Déchargeurs du 12 au 22 mai 2020. A vos agendas !

Quant aux artistes de moins de vingt-huit ans qui ont un projet d’écriture, un rêve de planches et d’une aventure parisienne pour tribune de lancement, guettez l’appel à candidatures pour la quatrième édition le 4 novembre 2019. Et si j’ai une petite recommandation, c’est de rappeler que la création est un temps long, et qu’un tel Festival demande une forme courte, mais pas de précipitation. On ne demande à l’évidence pas un projet mûr, le Festival cherche de beaux projets, à mûrir ensemble. Faites court, mais pas vite.

Marguerite Dornier

Image : le jury et les lauréats du festival

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