« L’ECOLE DES FEMMES » : STAGE OBLIGATOIRE POUR GARÇONS PUBÈRES

 ChristianBugeau2©BrunoPerroud-1170x780

CRITIQUE. « L’Ecole des femmes » de Molière, mis en scène par Christian Bujeau, avec la compagnie « Les veilleurs d’aurore », vu le 24 mai 2019 à la Comédie Nation, Paris. 

« C’était l’histoire du Sire de Framboisy, Et tra, et tra, et tra la la la… » C’est de ces comptines-là que je savais par cœur et que je chantais enfant à tue-tête à l’arrière de la voiture : « Qui prit pour femme, la plus belle du pays, La prit trop jeune, bientôt s’en repentit, Partit en guerre, afin qu’elle murît, Revint de guerre après cinq ans et d’mi, Trouva la dame, dans un bal à Clichy, Corbleu, princesse, que faites-vous ici ? Il l’empoisonne avec du vert-de-gris, Et sur sa fosse il sema du persil. De cette histoire, la morale, la voici : À jeune femme il faut jeune mari. »

Molière n’a enterré personne sous du persil, mais il est fort à parier que sa mère lui avait conté l’histoire du Sire de Framboisy pour passer les trajets en calèche. Fi, en février 1662, il épouse coûte que coûte la fille de sa maitresse, après lui avoir roucoulé « tes vingt ans mes quarante ». Après tout, comme dirait Yann Moix, on n’a pas toujours la chance de désirer les femmes de son âge.

A peine dix mois plus tard paraît L’Ecole des femmes. Arnolphe, vieux garçon moins doté d’intelligence que de salive, prend au berceau la nécessiteuse Agnès dont il s’assure la plus faible instruction, farci comme il est de l’idée que cette dernière forge la malice des femmes. Quasiment en âge de convoler, l’agnelette vit avec deux dragons à sa porte qui crachent volontiers mais pas du feu. Tout à la gloire de son projet, le barbon entend, comme l’alchimiste le plomb en or, transformer (dans les grandes lignes) la gratitude en appétit sexuel et désir de mariage. Du bon sens. Pour ceux qui auraient vraiment fait l’impasse sur ce classique : débarque Horace, fils d’un ami d’Arnolphe ; ça s’acoquine, le jeune homme s’épanche sur une conquête amoureuse au nez d’un barbon stupide et au su de tout le monde. Evidemment, le barbon stupide, c’est Arnolphe, et la conquise, c’est l’ingénue Agnès qui apprend tranquillement la vie et l’amour.

Mettre en scène « L’Ecole des femmes » au XXIème siècle, ce n’est pas seulement surfer sur la vague Weinstein. C’est aussi prolonger la lecture romantique du barbon pathétique : en 2019, Arnolphe est surtout un type de quarante ans toujours puceau. La pièce est l’histoire toute simple et pas si caricaturale de deux éveils à l’amour : l’éclosion sensuelle d’Agnès, toute gaie et fraiche ; la douloureuse, viscérale et furieuse gueule de bois d’un Arnolphe qui dégringole de sa propre pyramide de Maslow. Aux prises maladives avec sa quête de masculinité, il a presque vingt-cinq (voire plus à l’époque) années de frustration sexuelle sacrifiées à l’autel de la vraie vie (à savoir : on ne mise pas tout sur le syndrome de Stockholm).

La toute jeune compagnie des Veilleurs d’aurore exécute une jolie révérence aux confessions sur planches de Molière fin 1662. Cet « Ecole des femmes » a l’audace qu’a la jeunesse quand elle s’amuse. Le plaisir au théâtre est contagieux, la camaraderie attendrissante, et ces « Veilleurs d’aurore » ont une fraicheur, une envie et une spontanéité très séduisantes.

Le talent est bien distribué dans cette troupe. C’est Drys Penthier en Chrysalde qui s’arrange pour aller chercher le public tout en donnant le la à un Vincent Cordier tout feu tout flamme. Ce dernier délivre une prestation en crescendo où Arnolphe passe graduellement du truculent bouffon à la savoureuse complexité que revêt aujourd’hui ce rêveur imbécile. Fringant, le Horace de Maxime Soulier fait une boucle de charme avec l’Agnès de Meghane Sardin, sensible quand elle n’est pas émouvante. Axel Kurdzielewicz, aux apparitions brèves en notaire puis Enrique, est drôle. Très drôle, même, presque malgré lui dans cette façon un peu hallucinée d’être à la scène ; il a dans le geste même de son corps une puissance comique assez singulière pour rester dans un coin stratégique de l’esprit. Enfin, jonglant entre dextérité et lâcher prise, Thomas Soler et Olivera Trajkovic en Alain et Georgette ont sur scène une liberté toute ravie d’elle-même. Ensemble, ils tiennent ce qui pourrait être la Molière touch pour 2020.

La mise en scène « à brèches » de Christian Bujeau est maillée de nombreuses démonstrations d’une bienveillante confiance à l’égard des comédiens. Dotés d’un tel haut patronage, les Veilleurs d’aurore n’ont plus qu’à laisser libre cours au talent. Cet « Ecole des femmes » se pare sans y prendre trop garde, comme de tout naturel, à la fois de simplicité, de charme et de modernité. La pièce est rejouée à la Comédie Nation fin février et début mars 2020. D’ici-là, relire le texte à la lumière de nos actualités est particulièrement savoureux. Molière est (malheureusement en l’occurrence) indémodable.

Car depuis qu’Arnolphe a expliqué devant tout Paris à Chrysalde l’avantage d’épouser de la pâte à modeler, le ridere n’a pas suffi à docere tout le monde. Deux-cents ans plus tard, Talleyrand recommandait grosso modo la même chose (« Un homme d’esprit devrait toujours épouser une sotte, car les bêtises d’une sotte ne compromettent qu’elle et celles d’une femme intelligente compromettent son mari ») ; je ne connais pas un salon mondain à Paris où il n’est pas de bon ton de citer une ou deux sorties misogynes de Guitry et de s’en gausser ; et dans la longue liste de ce qu’il est toujours très populaire de sous-entendre sur les grands atouts de la bêtise au féminin, au hasard… Tenez, ouvrez un Houellebecq et piochez. Preuve hélas que le ridicule ne tue pas, ou alors très lentement.

Marguerite Dornier

Le spectacle sera repris à la Comédie Nation pour quatre dates exceptionnelles les mardis 25 février et 3 mars 2020 à 19h30, et les vendredis 13 et 20 mars à 21h.

Christian Bugeau – Photo © Bruno Perroud

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