CRITIQUE. « L’Elisir d’amore » (L’Elixir d’amour) – Opéra de Gaetano Donizetti créé à Milan le 12 mai 1832 – Livret de Felice Romani d’après le livret d’Eugène Scribe pour l’opéra « Le Philtre » d’Auber – Mise en scène : Fanny Gioria – Direction musicale : Samuel Jean – Nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon créée à l’Opéra Confluence les 19 et 21 mai 2019.
La saison « Egalité » de l’Opéra Grand Avignon se clôture donc après un programme lyrique éclectique et riche en découvertes par une nouvelle production de » l’Elixir d’amour » de Donizetti, cette comédie sentimentale d’une remarquable richesse musicale, grand classique du répertoire, dans une mise en scène qui nous permet de retrouver Fanny Gioria qui, dans un registre bien différent, nous avait offert un magnifique « Orphée » lors de la saison dernière (cf. la critique du BDO Tribune du 10 décembre 2017).
Cette comédie, souvent qualifiée de « douce-amère », met en scène au travers de multiples péripéties et états d’âme, le triomphe de l’amour entre le jeune et naïf Nemorino et la belle Adina. Ceci malgré la rivalité d’un beau militaire, le sergent Belcore, et l’escroquerie du retors charlatan Dulcamara avec son élixir magique… mais sans doute aussi grâce à ce dernier.
La mise en scène de Fanny Gioria entre franchement dans le vif du sujet et joue avec bonheur avec les différentes facettes de l’opéra, tant dans les scènes comiques, traitées de manière décomplexée mais avec efficacité et légèreté, que dans les scènes intimismes, riches en nuances et en émotion mais sans excès de sentimentalité.
Bien avant le lever de rideau, la curiosité du public est éveillée par la présence surprenante et incongrue d’une patrouille de la force Sentinelle lourdement armée qui déambule à pas lents dans la salle. Les commentaires fusent ! Y aurait-il une menace terroriste ? Après tout l’Opéra n’est plus seulement ce lieu qui fait rêver, il est bien aussi le reflet des tourments de ce monde…
La surprise est grande quand cette patrouille investit la scène et quand son capitaine, à l’allure martiale et athlétique, qui n’est autre que le baryton Philippe-Nicolas Martin, entonne le rôle du sergent Belcore. La suite nous donnera à voir ces militaires munis de tutus dans un bref ballet déroutant et loufoque ainsi que le sergent Belcore dans un costume de mariage improbable, pantalon en treillis militaire et redingote du XVIIIème siècle.
Le ton est donné, le spectacle est émaillé d’anachronismes et de traits d’humour opportuns qui restent dans l’esprit de cette comédie en trompe-l’œil dans laquelle chacun tente de manipuler l’autre par simple intérêt ou par amour profond. Ces moments sont comme des clins d’œil d’une metteuse en scène qui se fait sans doute le porte-drapeau de la mise en scène d’opéra contemporaine qui, à l’instar du théâtre actuel, se joue des conventions et propose une vision rafraîchissante des œuvres classiques. Une pente parfois glissante que Fanny Gioria maîtrise parfaitement ici.
L’action est contemporaine malgré une évocation du XVIIIème siècle, en particulier lors des préparatifs de la noce, et se déroule au premier acte dans une ambiance de fête foraine devant une immense grande roue.
Nemorino est un timide vendeur de pommes d’amour qui n’intéressent personne. Adina tient un stand de peluches et attire tous les regards dans une tenue provocante de femme libérée. Sa fière devise : « L’amour chasse l’amour… de cette manière je ris, je m’amuse, j’ai le cœur libre… » fond comme neige au soleil lorsque Nemorino, assailli par toutes les filles du village, sûrement grâce à l’élixir d’amour du charlatan mais plus sûrement encore grâce à un héritage inopiné et providentiel, semble lui échapper. La femme désinvolte tombe le masque et redevient alors ce qu’elle a sans doute toujours été, une femme sensible et amoureuse. Les petits jeux de séduction ont leurs limites et laissent enfin la place à un sentiment sincère et profond.
Il n’y a rien à redire sur la direction d’acteurs. Fanny Gioria n’oublie pas que la composante théâtrale d’un opéra est essentielle. Le jeu de scène des protagonistes est toujours en parfaite adéquation avec les situations, tant dans les moments de fantaisie que lorsqu’il s’agit d’exprimer les sentiments les plus nuancés. La direction scénique des chœurs, un piège pour quelques metteurs en scène qui les gèrent parfois comme un ensemble statique et encombrant, est vive, enjouée et pleine de naturel.
Cette réussite doit naturellement beaucoup au talent des interprètes et à une distribution homogène, jeune et convaincante.
Maria Mudryak s’approprie avec conviction le rôle d’Adina qu’elle maîtrise parfaitement. La voix est limpide, délicatement modulée et expressive. Femme fatale et libérée au sex-appeal aguichant dans son pantalon de cuir moulant et ses escarpins lors du premier acte, elle apparaît ensuite comme une femme aimante et fragile dans sa petite robe blanche. L’interprétation est parfaite et le sublime duo d’amour avec Nemorino est sans doute l’apogée du spectacle. Un Nemorino interprété par Sahy Ratia, particulièrement émouvant dans le célébrissime « Una furtiva lagrima » que guettent nombre de spectateurs qu’il interprète avec beaucoup d’émotion et de retenue avec sa voix déliée, solide dans les aigus, au timbre chaud et sensuel.
Si tous les interprètes ont bien le physique du rôle, cette qualité s’applique particulièrement à Philippe-Nicolas Martin qui a plus l’allure d’un légionnaire bodybuildé que d’un chanteur d’opéra. Son interprétation du sergent Belcore est convaincante, solide et expressive.
Le grand ordonnateur de cette comédie, le docteur Dulcamara, est interprété par Sébastien Parotte qui apporte avec charisme un souffle comique bienvenu dans une mise en scène ébouriffante pleine de trouvailles. Son fameux élixir pour le moins universel paraît faire des miracles au grand étonnement de son créateur qui rebondit aussitôt pour gruger de nouvelles victimes. Le personnage est convaincant, excellent acteur il débite son boniment avec une belle verve mais dans des crescendos parfois un peu à bout de souffle tant le personnage est bondissant.
Il convient en outre de citer Pauline Rouillard dans le rôle de Gianetta et Baptiste Joumier dans celui de l’assistant matois du charlatan qui complètent avec bonheur cette distribution de qualité.
Enfin la grande qualité musicale de cet opéra repose sur la direction musicale colorée et nuancée de Samuel Jean qui fait maintenant corps avec l’Orchestre Régional Avignon Provence dont il tire toujours le meilleur, tant dans les différents registres de l’opéra que dans les concerts symphoniques. Les chœurs de l’Opéra Grand Avignon, toujours aussi excellents et homogènes, prennent ici un relief particulier grâce à une présence scénique dynamique et aux magnifiques costumes d’Irène Bernaud réalisés dans les ateliers de l’Opéra. Costumes bigarrés et intemporels, aux couleurs acidulées pour évoquer une foire populaire et aux couleurs automnales pour la noce, qui, associés à des éclairages recherchés, contribuent à l’élégance des tableaux.
Une belle clôture de saison lyrique avec cette éternelle comédie de Donizetti qui explore l’âme humaine et toutes les nuances de l’amour avec humour et sensibilité, au risque de ne pouvoir retenir une larme furtive.
Jean-Louis Blanc
Photos © Cédric & Mickaël / Studio Delestrade