CRITIQUE. « Histoire intime d’Elephant man » – Fantazio – Les 2 Scènes, Besabnçon – du 29/04/19 au 03/05/19
L’artiste inclassable à l’allure impayablement sérieuse (costard strict, petite moustache finement taillée et mine imperturbable si ce n’est quelques furtifs sourires) donne une vraie fausse conférence dont la philosophie tient dans le titre, Histoire intime d’Elephant man. Une histoire – la sienne transformée en auto-fiction – à la fois ténébreuse et solaire comme peuvent l’être les parcours de ceux qui ont fait la nique à la Camarde et qui en ressortent avec une énergie irradiante.
« Fantasque », Fantazio l’est à coup sûr, lui dont le nom est attaché à la culture underground pourfendeuse des contraintes artistiques et marchandes – longtemps il a refusé tout enregistrement de ses concerts et autres performances, considérant qu’elles se devaient uniques. « Fantastique », il l’est encore plus, surtout si l’on prend la peine d’écrire extra-ordinaire en deux mots pour marquer « l’intrusion de l’étrange dans le réel », caractéristique du genre littéraire auquel cette appellation renvoie et clé de voûte du personnage.
Seul sur scène, sans son violoncelle, derrière une petite table recouverte de feuillets griffonnés, c’est la partie secrète de lui, cette part d’ombres qui va tonitruer dans une expérience physique à la limite de la science et de la psychanalyse qu’il nous « dé-livre ». Aspiré dans le trou noir que son langage articulé à son inconscient crée, nous sommes conduits à un endroit où le vertige nous prend pour qu’un autre sens jaillisse de l’autre scène qu’il convoque. Comme si le travail psychique à l’œuvre chez lui, mettait en marche le nôtre. C’est que « les trous noirs sont trous-blancs [troublants] », avance-t-il, jetant le trouble en nous. Tout est langage disait Françoise Dolto, sa langue chevillée au corps en est l’incarnation.
Ses performances qu’il veut uniques sont à prendre comme des thérapies collectives. Elles jouent des mots pour produire du sens. Et le déplacement sémantique n’est pas qu’au niveau du jeu introduit dans le langage, il l’est aussi au niveau des aller-retour qu’il effectue de manière compulsivement répétitive (en début de « séance ») entre son bureau et l’avant-scène où se trouve le public, déplacement physique assorti du même commentaire répété en boucle : « Il faudrait fluidifier les rapports. A l’intérieur c’est une cathédrale inversée, c’est creux, très humide ; il y a des passages et ça résonne beaucoup. La surface est très lisse et le monde intérieur très sombre. Des aller-retour pour fluidifier ». La Pythie de Delphes, rompue aux propos sibyllins qui la mettait à l’abri de toute contestation de ses prédictions, était beaucoup moins « parlante ». Fantasio lui a le don de nous introduire là où « ça » pense.
Faire en sorte que la surface lisse devienne granuleuse, arrêter la roue à hamsters – qui fait tourner en rond dans la cage – pour ouvrir grand les portes du vaste monde spatio-temporel, repousser la surface lisse pour lui donner du relief, se saisir des aspérités pour s’y écorcher. Aller bien, ce n’est pas envoyer des clips, des images lisses, mais retrouver ce qui peut faire violence ou pas dans les « imagiers » que l’enfance a imprimés en nous, c’est faire un pas de côté pour recoller les morceaux. Non pas pour combler les failles, non pas pour reconstruire un autre ordre contraignant en réorganisant le réel – un leurre mortifère -, mais pour libérer le chaos. Retrouver la terre battue, ne faire qu’un avec la matrice des débuts – il se jette à terre – pour renouer avec le chaos originel. Ce chaos qu’il a eu soin d’ « arroser tous les jours comme une fleur », ce chaos qu’il n’a « jamais voulu abandonner » mais au contraire qu’il a cultivé comme le seul viatique possible à la traversée de l’existence. « Libérer les traumas et les laisser circuler », un lâcher prise vital pour donner libre cours aux voix qui nous enferment dans une compulsion de répétition mortifère.
Cette nouvelle version des Contes de la folie ordinaire de Bukowski, Fantasio les a vécus dans sa chair. Comme Pascal, il a eu sa nuit où découvrant l’affiche du film de David Lynch, Elephant man, il est tombé dans un trouble profond, un choc émotionnel libérant une matière en fusion, un magma émotionnel envahissant. « Les années mortes de merde, c’est la faute aux « r ». Ça devient maintenant les anémones de mer. Ce sont les « r » la cause du non-mouvement ». En les gommant rageusement, ces « r » mortifères, Fantasio s’est créé un autre horizon d’attente. Son Histoire intime d’Elephant man est tout entière composée de ses errances (« les non-dupes errent ») et fulgurances où sa raison mise à mal rebondit au travers d’un nouveau sens « découvert ». Et pour réifier de manière subliminale les rapports qu’il entretient avec le protagoniste du long métrage, la scénographie projette en lumière rasante l’ombre d’Elephant Man qui vient redoubler la silhouette du performer s’y confondant.
Extirper de soi le fantasme monstrueux du moi idéal, « cette figure où se rassemblent les vœux secrets des parents, tel est pour chacun l’enfant à tuer, et telle est l’image qui enracine dans son étrangeté l’inconscient de chacun. » Sa Majesté l’Enfant » règne en tyran tout-puissant ; mais, pour que vive un sujet, que s’ouvre l’espace de l’amour, il faut s’en affranchir : meurtre nécessaire autant qu’impossible, encore à perpétrer, jamais accompli. Il y a là une reconnaissance et un renoncement » (On tue un enfant du psychanalyste Serge Leclaire), c’est là le travail à l’œuvre lorsque Fantazio invite chacun – en live – à se débarrasser des images encombrantes (l’intello, le rêveur, la coquine…) inculquées par des adultes pétris de « bonnes intentions » qui, à leur insu, enferment le sujet enfant dans une prédiction aliénante.
La poésie et l’écriture pour dire le désir de vivre, coûte que coûte, en renouant avec le chaos des ténèbres originelles. « Tenter sans force et sans armure » d’être soi, telle est l’expérience à laquelle Fantazio, ce performer philosophe hors-normes, sombre et solaire, nous convie. Nous en sortons, sonnés et ravis, avec le sentiment d’avoir vécu là quelque chose de très essentiel.
Yves Kafka