INTERVIEW : LES BÂTARDS DORÉS POUR « MÉDUSE »

INTERVIEW Entretien avec Lisa Hours / Les Bâtards Dorés pour « Méduse » 

Le Tribune : Juste sortis de formation (promotion 2013 de l’Estba de Bordeaux Aquitaine pour trois d’entre vous), s’être donné le nom de Bâtards Dorés n’était-ce pas, à l’instar des César et Lucrèce Borgia, vous prédire un avenir de bâtards papaux ? Irrévérencieuse et sacrément culottée, cette appellation vous a réussi… Christophe Montenez, l’un des cinq larrons, a rejoint La Comédie Française, et, son interprétation de Martin von Essenbeck dans les Damnés en ouverture du IN 2016 a résonné dans la Cour d’Honneur comme pour annoncer votre venue… Quel effet – jouissif ou terrorisant – d’être ainsi propulsé dans la Cour des Grands du Festival ?

Lisa Hours : Le mot « bâtards » renvoie à des enfants illégitimes, fruits d’amours cachés mais fruits de l’amour, contrairement à l’enfant issu du mariage de raison où les contingences de classe priment. L’enfant bâtard rejeté par la famille institutionnelle se trouve en lutte avec l’ordre établi, avec la tradition. Il a un pied dedans et un pied dehors, faisant figure de mauvaise conscience du système. Traduit sur le plan théâtral, cela donne : comment s’empare-t-on de nos « maîtres » pour intégrer leur héritage tout en en faisant autre chose ? Quant à « dorés », il renvoie à notre classe d’origine. Enfants plutôt privilégiés de la classe bourgeoise, nous avons bénéficié de l’enseignement d’écoles nationales de théâtre et faisons partie du sérail. Cela scelle notre double appartenance : enfants d’une lignée que l’on remettrait en cause et membres d’un sérail que l’on perpétuerait. Cette hybridation crée notre énergie.

Quant à l’effet d’être programmés dans le IN… on est étourdis de se retrouver si vite projetés dans ce festival fabuleux, et très impressionnés ! Que Christophe ait été choisi pour jouer dans Les Damnés cela nous a donné une lisibilité dont on bénéficie. Même si dans Méduse il n’apparaît qu’en vidéo, il fait partie entièrement du processus de travail de notre collectif auquel il reste très attaché.

« Méduse »… S’emparer d’un monument flottant dans l’inconscient collectif frappé au coin de la toile de Géricault, c’est risquer partir à la dérive…C’est cela que vous recherchez dans ce maelström où vous immergez le public : naviguer à vue entre improvisation et écriture, entre texte proféré, image projetée, fresque et musique en live ? Peut-on parler de construction ou de déconstruction en direct d’un mythe ?

Lisa Hours : « Déconstruction » est plus approprié. Note projet, soutenu par des artistes associés invités sur le plateau – Jean-Michel Charpentier pour la réalisation d’une immense fresque, Leny Bernay pour l’interprétation musicale en live – explore plusieurs disciplines pour faire voir et entendre une œuvre collective où entre vérité et fiction on « navigue à vue ». Qu’est-ce qui est de l’ordre de la vérité dans cette Histoire du Radeau de la Méduse ? Qu’est-ce qui est le fruit du roman national auquel il a donné naissance ? Comment les naufragés, eux-mêmes, au travers de ce que leur mémoire en délivre, réinterprètent-ils leur histoire ? Comment les acteurs, à leur tour, s’emparent-ils de l’Histoire pour rendre sensibles ces interprétations ? Sans oublier la place réservée au spectateur, lui-même acteur du processus de création.

Ainsi le dispositif organise l’espace de manière à ce que « les spectateurs officiers » ne voient pas le même spectacle que « les spectateurs matelots ». Quand on est officier, on aurait tendance à être en empathie avec Savigny, l’officier chirurgien auteur du récit. Quand on est matelot, on serait plutôt du côté d’Etienne Jacques venu défendre la mémoire de ses compagnons et de la seule femme à bord. Ballotté entre ces points de vue contradictoires, entre la place de potentiel bourreau et celle de potentielle victime, c’est à chacun de questionner sa nature et les assignations de classe auxquelles il échappe ou pas.

Dans la deuxième partie, on a essayé de se déconnecter du mental pour proposer une expérience sensorielle de la situation exposée. Les espaces acteurs-spectateurs se brouillent alors pour n’en former plus qu’un, celui du radeau où on est tous embarqués : l’idée d’une mise en abyme par le théâtre où le naufrage deviendrait celui du monde. La Méduse représente un condensé avec ses rapports de pouvoir très marqués faisant que dans cet espace exigu se rejouent les schémas sociétaux de domination.

Un historien déclarait : « Géricault peint le naufrage de la France, ce radeau sans espoir où elle flottait faisant signe au vide». Toute ressemblance avec 2018 serait-elle fortuite ou cette Histoire de Méduse serait-elle « en friction » avec l’époque jupitérienne ?

Lisa Hours : C’est clair que l’on ne peut pas ne pas y penser… On est renvoyés aussi au sort que notre pays réserve aux migrants … Enfants de notre siècle on investit le théâtre comme reflet de nos préoccupations. Cependant, on essaie d’éviter tout pointage direct du présent, toute forme de dénonciation frontale à volonté didactique. Dénonciation qui n’est, ni le lieu, ni l’objet de l’art dont le rôle est d’apporter non une solution mais de créer les conditions poétiques pour qu’un supplément d’âme puisse advenir. Notre visée est de donner à chacun de l’énergie pour réinterroger le monde, et s’il en ressent un bonheur partagé c’est tant mieux !

Entretien réalisé par Yves Kafka,
en juillet 2018 au 72e Festival d’Avignon

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