CRITIQUE. Philippe Quesne – « La Nuit des Taupes (Welcome to Caveland !) » -Nanterre-Amandiers, du 17 au 20 avril 2019.
Philippe Quesne nous a habitués à explorer les espaces insolites propices à l’observation de l’espèce humaine. Son crédo qu’il énonce ainsi « Mettre en scène des gens qui expérimentent la relation à des dispositifs scéniques, à des objets, des matériaux, et qui se cherchent une place poétique sur terre, face aux enjeux confus du monde contemporain », trouve dans sa nouvelle proposition un champ d’application qu’on pourrait qualifier d’inversé, de retournement dans son contraire, comme un gant qu’on retournerait pour mieux voir « le même », de l’intérieur des profondeurs. En effet dans La nuit des taupes, les humains sur terre semblent avoir disparu au profit d’une communauté de huit taupes qui dans leurs galeries – d’art – souterraines vont creuser en contrepoint le tableau d’une humanité besogneuse, ripailleuse, paillarde et jouisseuse à l’envi. Et, comme Tirésias en son temps, l’animal aveugle-voyant éclaire notre condition de manière ludique et/ou lubrique, c’est selon l’angle de vue adopté par notre regard.
Plasticien d’origine, Philippe Quesne occupe une place à part dans le théâtre contemporain. Son installation présente – qui ouvre grand les galeries souterraines, peuplées de stalactites et stalagmites, de fumerolles, de lumières qui grésillent, et de taupes géantes aux dents longues – est déjà en soi, comme à l’ordinaire, un poème visuel. Si on y ajoute, le penchant marqué des bestioles (sympathiques au demeurant, sortes de gros nounours à cajoler malgré leur physique peu amène) pour les musiques rock et punk qui « déchirent », on a une idée de l’ambiance torride qui règne dans ce nouvel espace passé à la loupe par la Cie Vivarium Studio – un nom qui trouve là encore tout son sens.
Entomologiste du monde tel qu’il va, celui qui passe son temps à observer pour mieux saisir dans les plis des comportements du vivant ce qui révèle la nature humaine, s’en donne à cœur joie dans un « dé-lire » des us et coutumes de ces petites bêtes géantes ayant élu domicile dans les entrailles terrestres. Il faut les voir ces taupes à l’humeur joyeuse (ou pas) pousser devant elles non plus les gigantesques pépites d’or propres à financer les projets des artistes reclus de Swamp Club – son précédent spectacle créé en 2013 à Avignon – mais les boules de terre extraites de leurs galeries creusées. Elles le font parfois avec tant d’entrain que l’on croirait être dans un jeu de balles rebondissant. Et dans le même temps, le côté répétitif de leur tâche sans fin peut renvoyer au travail de l’homme-Sisyphe, travail vain s’il en est puisque le rocher roulé n’abolira jamais la nécessité de recommencer ad vitam aeternam le même geste inutile.
Armée d’une pioche, l’une d’entre elles – bâtisseuse d’avenir ? – s’acharne à casser les cloisons d’un espace jugé trop restreint pour s’y ébattre en toute liberté. Mais étant par essence presque aveugle, elle ne « voit » pas que derrière la cloison, d’autres murs existent empêchant tout accès à un univers libéré des limites. Une autre accouche avec en gros plan la tête sanguinolente de la petite créature mise au monde entre ses cuisses ouvertes. Deux autres – de quoi laisser coi le spectateur éberlué qui n’en croit pas ses yeux d’homme ou de femme – s’accouplent en toute naturalité dans la position du missionnaire. Le kamasoutra animal se meut en cérémonie funéraire lorsque l’une d’entre elles, n’ayant pu être réanimée par un massage cardiaque si énergique fut-il, décède. Alors, sous l’œil attristé de ses compagnons en deuil, elle est hissée par un palan tombant des cintres qui l’extrait en l’air ; en effet dans le monde souterrain, on n’ « enterre » pas… mais on « élève dans les airs » !
La vie, le sexe, la mort… sans oublier la musique et l’art ! « Partout où il y a de l’humain, il y a de la musique » (Pourquoi la musique ? de Francis Wolff, Édit. Fayard), partout où il y a des taupes aussi ! S’emparant de guitares électriques, d’un synthé et d’une batterie, les voilà jouant jusqu’à l’extase des rythmes rocks et punks endiablés. On a le sens de la teuf chez les taupes ! Et faire ripaille fait partie de la fête : les énormes lombrics qui se contorsionnent en feront les frais dans une sorte de remake de La Grande Bouffe à la Marco Ferreri… Quant à l’art, il est présent sous forme d’artistes-taupes du street-art underground qui bombent les contours des silhouettes des parents et du bébé taupe, ainsi « pris en dessin » sur les parois de leur grotte.
Mais plus que de vouloir absolument décrypter les borborygmes taupinesques, plus que de s’acharner à déchiffrer une parabole de l’humanité au travers des mœurs et activités du bestiaire fantastique de la grotte, il convient peut-être de se laisser aller tout simplement au plaisir régénérant de cette « fête des sens » dont parlait Raymond Queneau à propos de L’écume des jours de Boris Vian. Ne pas faire une fixation sur un message, fût-il subliminal, mais dans un lâcher prise régénérant, s’abandonner aux sensations visuelles et sonores ; privilégier les sens plutôt que le sens.
En effet, autant Swamp Club présentait en filigrane de sa composition plastique, une fable écologico-artistique sur le devenir de la création d’artistes en rupture de civilisation (Peut-on penser le monde ex nihilo ? Ne doit-on pas se confronter à ce qui résiste pour en dire quelque chose au travers de la création artistique ?), autant Welcome to Caveland ! est à prendre comme une immersion ludique dans une installation plastique éclatante qui – pour peu qu’on s’y laisse prendre – réserve de belles sensations esthétiques. Un divertissement « sans importance » dans un monde saturé par des discours verbeux.
Yves Kafka
Photo Martin Argyroglo