CRITIQUE. «Black Off» de Ntando Cele – Production, concept, vidéo: Ntando Cele – Texte, co-mise en scène et son: Raphael Urweider – Les 6 et 7 avril 2019 au théâtre de Vidy-Lausanne, puis Bruxelles*, Utrecht et Graz. En anglais sur-titré français.
Connaissez-vous l’histoire du blackface? Au XIXe siècle, un comédien américain blanc, Thomas Rice, se grime en noir pour chanter «Jump Jim Crow». Il obtient un franc succès. Au théâtre, démarre alors la mode des comédiens blancs maquillés en noirs, manière de se moquer des afro-américains, et prélude aux lois ségrégationnistes. Une pratique condamnée dans les années soixante.
Un groupe de rock (Patrick Abt, Pit Hertig, Simon Ho) accueille les spectateurs et les fera rêver sur «Night in White Satin», offrant par ailleurs de belles prestations musicales tout au long de la performance de Ntando Cele.
C’est presque une geisha qui entre en scène dans son kimono blanc ornementé. Visage blanc, perruque blonde, la complaisante Bianca White s’adresse au public et lui offre un cours de rattrapage sur les préjugés raciaux. Elle aime l’art blanc compliqué, elle danse minimaliste et hurle avec un filet de voix, elle est mère d’enfants noirs adoptés, si mignons quand ils sont petits (après ce sont juste des noirs), elle ne rêve que de blancheur, lessive, sucre, licornes, elle fait partie des élus et, même si elle n’est pas raciste, ne se sent pas bien face aux personnes noirs. Qui font peur, non? et pourtant 99% des tueurs en série sont blancs! Elle invite la seule personne noire de l’assistance sur scène, use avec elle d’une bienveillance affectée et de paroles infantilisantes.
Elle rêve d’un monde sans couleur.
Assise à sa coiffeuse à miroir, elle nettoie son visage de sa blancheur factice et filme sa peau en plan rapproché, sur une musique lente et le son de sa respiration. Puis comme pour effacer ce beau moment poétique, elle tord son visage entre ses mains, le modèle en masques effrayants ou pathétiques. Son visage au naturel, ficelé, rendu difforme, est projeté sur l’écran jusqu’à ce qu’elle retire lentement le fil qui le comprime et retrouve figure humaine.
Les écrits du penseur majeur postcolonial Frantz Fanon, dont la rencontre a bouleversé Sartre en 1961, inspirent les chansons punk rock de la noire Vera Black, qui entre en scène après l’entracte. Tenue de cuir moulante et cheveux tressés, elle hurle, cette fois pour de bon, sa rage et ses griefs: «Je suis ici et je suis noire, mais je ne suis pas ici pour être noire, juste un être humain» ou «Fuck adoption» considérée selon ses dires comme autant d’enlèvements.
Sous couvert d’humour, Bianca White critique vertement les stéréotypes et préjugés raciaux accumulés par la «blanchitude» et ses propos minaudés sont autant d’accusations.
Vera Black, elle, se montre sans filtre, sexuellement provocante, insolente et agressive. Elle va jusqu’à remettre en question l’attitude de la Suisse, de tradition soi-disant humanitaire, lors des colonies. Elle se revendique aussi chiante qu’une européenne, telle une reine post-dramatique, ce qu’elle fait chanter au public.
La blanche doucereuse et la noire rentre-dedans, deux visages pour dénoncer des clichés bien réels qui inondent, malgré notre bonne volonté et quoiqu’on en pense, nos discours comme nos comportements.
Culturieuse,
à Lausanne
Photo Janosch Abel