CRITIQUE. « Les Liaisons dangereuses », d’après l’œuvre de Choderlos de Laclos, adapté et mis en scène par Joël Coté, à la Comédie Saint-Michel, Paris, les mercredi et samedi à 21h30 jusqu’au 29 juin 2019.
Difficile d’imaginer un public non averti. Si on n’a pas lu Laclos au lycée, pour cocher la case « épistolaire » du programme, on a dû voir l’adaptation oscarisée de Frears et Hampton. Les cinéphiles façon Belle Époque se souviennent de Gérard Philippe et Jeanne Moreau, tout skis chaussés, empêtrés dans un imbroglio qui laisse un peu de glace. Les plus jeunes ont (forcément) vibré avec le très américain « Sexe Intention » et son casting de rêve hyper adocentré. Si : Merteuil, Valmont, ça vous dit forcément quelque chose. Et c’est précisément pour cela que cette adaptation, résolument orientée grand public, est audacieuse -voire un brin téméraire.
Joël Coté a tâché de donner le change au livret de Laclos, qui, au XVIIIe, créait dans un roman autant de plumes que de personnages pour la prendre. C’est plutôt réussi, ce parti-pris de forcer le trait des seconds rôles pour faire remonter un style à la surface des lèvres et de le diffuser dans le mouvement du corps. Les comédiens concernés surabondent leur interprétation d’une sorte de clownerie et les personnages de Laclos tendent vers la comedia dell’arte : voilà Cécile de Volanges et le chevalier Danceny transformés en styles sur pattes, avec quelques fautes de goût qui ne sont pas de Laclos.
De Laclos, il ne reste finalement pas grand-chose : quelques bribes, tout de même, sous de bonnes couches un peu grasses de réécriture et d’incises, qui n’ont pas toutes l’excuse de servir un impératif de clarté et de découpes, d’autant qu’on compte des faux raccords ! C’est somme toute excusable, car Joël Coté livre une adaptation limpide, et c’est un joli tour de force d’avoir si bien dégagé puis remaillé les enjeux d’un roman à tiroirs (et tiroirs de boudoir !).
Joël Coté écorche néanmoins quelque chose d’important : tout scandaleux et profondément érotique que soit le roman de Laclos, sa principale saveur réside précisément dans ce que permet et ne permet pas l’épistolaire. Le lecteur ne se place ni au moment des faits, ni au moment de leur récit, mais bien dans un moment éloigné de leur réception. Tout baiser, toute étreinte, toute friponnerie lui parvient comme arrive un écho. Sur la scène de la Comédie Saint-Michel, on ne s’est pas embarrassé de cette réserve. Il faut dire qu’on risque moins la censure à se vautrer ouvertement dans la sensualité qu’à ne pas le faire, de nos jours. Mais les baisers de cinéma, on les préfère au cinéma, derrière un écran. Un baiser à pleine bouche, quand le spectacle est vivant, c’est autre chose : on préfère mille fois un mouvement amorcé que notre imagination prolonge. Une incitation à participer, avec notre sensualité, comme, avec un délectable voyeurisme, on aime à se plonger dans des lettres qui ne nous sont pas destinées, en prolongeant leurs silences de nos propres fantasmes. Ces « Liaisons dangereuses » passent à côté de cette grâce essentielle qui a porté aux nues et surtout jusqu’à nous, sans jamais le démoder, ce grand roman du XVIIIème siècle.
Autre chose n’est pas encore au rendez-vous, et c’est la fluidité : les comédiens, si bon fussent-ils, ne gagnent pas leur pain de ces deux soirées par semaine, en alternance, s’il vous plait ! Ils sont éparpillés (à très juste raison) sur d’autres projets, d’autres scènes et donc alloués à d’autres textes, au détriment d’une parfaite maitrise de leur répertoire du mercredi. Or Valmont et Merteuil sont des maîtres du verbe, de la séduction par le verbe, de l’entourloupe généralisée par le verbe. Il n’est pas possible, en leur prêtant voix et chair, de les imaginer autrement que d’une éloquence et d’un charisme fous. Pour le charisme, ça va. Christian Debray et Adèle Nicolas sont remarquablement castés. Mais quand ça bute, ça rebute. Il est indispensable que ces deux rôles-là, plus que tous les autres, soient sans accroc, comme une évidence, pour que l’ensemble soit crédible. On pardonnera toutes les autres dissonances, les répliques anticipées, avec une vraie bienveillance, pourvu que Merteuil et Valmont n’en mettent pas une à côté.
On pardonne d’autant plus qu’il y a eu là quelques très bonnes astuces, et une ingéniosité tout à fait savoureuse, qui suffit d’ailleurs à ma vive recommandation :
Il n’y a pas un Valmont sur scène. Il y en a deux.
Ce personnage n’exerce moins de fascination sur les lecteurs qu’à mesure que la Merteuil en exerce davantage, tout écrasante dans sa sublime revendication féministe avant l’heure, et son intelligence martiale (oui, vraiment, Adèle Nicolas campe remarquablement toutes ces qualités de femme fatale). Ce Dom Juan, qui aurait contourné le Festin de Pierre, et poursuivi la Femme jusqu’à la trouver dans la Marquise ; ce Dom Juan embourgeoisé et sûr de sa victoire sur tous les graals, qui rencontre à nouveau la Femme, contraire et ainsi dédoublée, n’a d’autre choix lui-même que de se dédoubler. Ce qui sépare, n’est-ce pas le diable ? Cette idée de Joël Coté est passionnante. La mort de Valmont, ce grand débat national : il la résout dans ce dédoublement. L’ambiguïté de Valmont, cette duplicité qui n’est plus l’apanage de la femme, mais une image de l’âme, semble au plus près d’éclater dans sa vérité. Restent encore quelques dosages à effectuer pour que cette manœuvre soit brillante. Le Valmont qui a l’esprit et le charme du siècle est tout à fait en place ; le Valmont qui a la passion anticipée sur le siècle qu’il précède, lui, mérite encore quelques ajustements. Les passions les plus violentes sont toujours mieux servies par la sobriété.
La Volanges-mère de ces « Liaisons » -ci vaut également le détour. D’abord parce que Janine Reguart est un petit régal. Ensuite, pour les lecteurs qui voudraient mettre un peu leur lecture à l’épreuve, parce qu’il ne s’agit pas du tout de Volanges-mère. On est bien plus proche d’une Madame Groseille que d’une Madame Le Quesnois, et, après tout : pourquoi pas ! Il n’appartient à aucun milieu d’être un peu ridicule quand il s’agit de ses filles, de leurs amours, et de sexualité. Ce qui est intéressant, c’est que Joël Coté ne pouvant pas rassembler tous les personnages sur scène, il les a, disons, « condensés ». Sa Madame de Volanges accueille un peu de sa comparse Rosemonde, qu’il ne s’est pas résolu à sacrifier absolument à l’adaptation théâtrale. La voilà, la sage Rosemonde qui en a vu d’autres, qui enrichit l’austère bêtise de Madame de Volanges d’une philosophie tout à sa mesure et d’une attachante gaieté.
À rebours, on se laisse moins facilement convaincre par la quasi omniprésence du personnage d’Émilie, surtout bonne à mettre quelqu’un en porte-jarretelles sur scène, et à donner la réplique à ces deux Valmont qui parlent tout seuls. Elle a la vertu de meubler, et c’est plus un aveu de faiblesse qu’une réelle astuce. C’était compensé hier soir par le talent de Joséphine Landais, qui déploie vaillamment son intelligence scénique. Ça n’en reste pas moins risqué pour l’équilibre de la proposition : ce personnage est un parfait attrape-boulevard pour une pièce qui a l’air de vouloir prétendre à autre chose.
On émettra une dernière réserve. Si le théâtre n’a guère besoin d’artifices, ils ont un peu manqué : les lumières ne sont pas belles et ne rendent pas service à des comédiens dotés de vraies gueules. Ces vêtements très uniformisés en noir sur fond noir font une scène assez ennuyeuse à l’œil. On aurait eu plaisir à voyager un peu dans ce temps mutin et libertin des premiers libres penseurs, les fondateurs de cette dynastie de parisiens désormais plutôt fin de race qui a donné à Paris ce relent mi-stupre mi glam dans l’imaginaire universel.
Quoi qu’il en soit, la soirée n’est pas perdue, car ces « Liaisons dangereuses » stimulent trois fois : le goût, qui peut s’interroger lui-même ; nos petites références, qu’elles reconvoquent à l’aune de leur provocation ; et notre amour du théâtre -car qu’est-ce qu’il vit, ce théâtre, quand il se débat comme ça avec un grand texte !
Marguerite Dornier
Vu le 27 mars 2019 : avec Olivier Quentel, Chistrian Debray, Adèle Nicolas, Sandrine Fisch, Noha Dagman, Janine Reguart, Joséphine Landais et Olivier Labarre