BORDEAUX : L’INVITATION AU VOYAGE INTERIEUR DU PRINTEMPS DES MARCHES

hrigaud

CRITIQUE. « Chansons » Benjamin Ducroq et « Voyage en bois » Hervé Rigaud, Le Printemps des Marches à L’Atelier des Marches – Le Bouscat Bordeaux (33), 21 et 22 mars 2019.

Pour cette soirée concerts entre les murs bruts de béton de L’Atelier des Marches dont la marque de fabrique est de délivrer des créations « in-ouïes », Jean-Luc Terrade avait donné carte blanche à deux chantres musicaux, artistes atypiques aux accents libres porteurs d’un engagement échappant aux standards labellisés. Au charme envoûtant des ballades suavement mélancoliques de Benjamin Ducroq, ont succédé les accents de blues rugueux du baladin à la guitare de bois, Hervé Rigaud. Une soirée à savourer comme les extraits exhalés par les prémices d’un printemps aux couleurs musicales partagées entre nostalgie et renouveau.

« Chansons », Benjamin Ducroq. Emergeant de derrière ses instruments qui l’accompagnent autant qu’ils lui délivrent les précieux accords de son synthétiseur adulé, Benjamin Ducroq semble rayonner du sourire enfantin de celui qui – enfin – peut donner de la voix seul en scène. Non pas qu’il renie le moins du monde la part belle de ses compositions et interprétations ponctuant de nombreuses formes prisées dans ce lieu ou sur d’autres plateaux d’Aquitaine et d’ailleurs, mais le plaisir offert ce soir par une carte blanche à colorier de ses propres humeurs présente quelque chose d’éminemment excitant.

Au gré d’accents mélancoliques libérés par une voix s’élevant comme des volutes de mélancolie exaltée, il égrène des chansons à la première personne parlant d’amours singulières, d’élans et pertes plurielles, de tendresses et trahisons partagées. Ses textes emprunts d’envies contrariées résonnent de l’absolu désir d’aimer et, loin d’être désespérants, ils réveillent en nous les échos lointains de la poésie d’Aragon, « Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard / Que pleurent dans la nuit nos cœurs à l’unisson / Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson / Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson / Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare / Il n’y a pas d’amour heureux ». Les ostinatos distillent leur mélodie lancinante tandis que le sempiternel voyage au bout de nos nuits plus belles que nos jours nous ramène à nos souvenirs enfouis.

« Il aura fallu des siècles et ta venue pour qu’arrive jusqu’à moi l’ivresse (…) J’ai toujours trahi à toutes mes promesses. J’ai toujours volé la flamme et l’étincelle », martèle Benjamin Ducroq nous prenant comme confidents. Ou encore ces paroles qu’il emprunte à un poème de jeunesse de Pier Paolo Pasolini – « Sur le bas-côté de la route ensoleillée, dans le silence habituel de la blanche campagne, je me berce d’une solitude mortelle, dans le mortel matin qui depuis toujours blanchit de sa lumière l’intense campagne. Un enfant crie – je rêve ? – crie ou chante, il crie dans la muette campagne. Je suis vivant… » – portant jusqu’à nous la déchirure princeps et l’inextinguible soif de l’autre qui en découle, car, même si cet autre ne peut combler le manque originel, il nous dit : « Je suis vivant… ».

« Voyage en bois », Hervé Rigaud. Faisant corps avec sa guitare « en bois » qui prolonge les éclats de sa voix chaude pour en amplifier les échos tranchants, Hervé Rigaud, entre fougue décoiffante et envoûtement hypnotique, remplit l’espace de sa présence électrisante. Rien en lui ne semble compromettre l’authenticité des paroles qui nous parlent de whisky bu jusqu’à plus soif, de parfum d’after blues, ou encore de la petite musique qui résonne dans les crânes fêlés. L’instrument lié à la voix se confond avec elle pour ne former plus qu’un, sur mur de vidéos projetées en toile de fond.

Il est secoué de la tête aux pieds le trublion invétéré qu’enrage tout ce qui entrave la liberté d’être et ses intrépides paroles portent jusqu’à l’incandescence les révoltes de ceux qui refusent de mourir domestiqués. Après sa chanson écologique liminaire au rythme lancinant, « Il nous restera les chèvres », il convoque Fernando Pessoa et son refus de fenêtres clôturant l’espace – « Il n’y a qu’une fenêtre fermée, avec le monde entier au-dehors ; Ainsi qu’un rêve de ce qui pourrait être vu si la fenêtre s’ouvrait, et qui n’est jamais ce qui est vu lorsque s’ouvre la fenêtre » – pour nous entraîner dans une ballade endiablée où fenêtres enfin ouvertes et portes arrachées, cadenas brisés, l’espace s’ouvre sur l’intranquillité à conquérir comme un précieux sésame. Sa voix aux accents durs comme les cailloux sur lesquels l’eau de source rejaillit, dit que la vie se vole, que les pauvres sont rendus obèses par les mauvaises graisses et les mauvais sucres, et cette question récurrente qui bouscule la bonne conscience de nos cerveaux assoupis : est-ce que quelqu’un aurait un mot d’excuse pour toutes les amours piétinées ?

Mais Hervé Rigaud, s’il déplie sa verve contestataire avec l’énergie de celui qui n’a aucune envie de s’en laisser compter par l’ordre en marche, est aussi un poète envoûtant. Reprenant à son compte la fabuleuse chanson de Léo Ferré « La mémoire et la mer », il distille la subtile mélancolie des plus beaux vers de la chanson française – « Je suis le fantôme Jersey Celui qui vient les soirs de frime Te lancer la brume en baiser » – pour la faire entendre avec une sensibilité à fleur de peau, nous faisant littéralement frissonner de plaisir. Débauche d’énergie et sensibilité exacerbée, un cocktail épicé à souhait.

Yves Kafka

ben lecroq

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