« LE GRAND THEÂTRE D’OKLAHAMA », TOUT SIMPLEMENT HUMAIN

CRITIQUE. « Le grand Théâtre d’Oklahama » d’après Franz Kafka, mise en scène Madeleine Louarn et Jean-François Auguste – Le Quartz, SN de Brest – les 20 et 21 mars 2019.

Madeleine Louarn et Jean-François Auguste ont convié les comédiens de l’atelier théâtre d’un Esat – établissement et service d’aide par le travail – à réécrire avec eux le dernier chapitre d’un roman inachevé de Franz Kafka, « Le Disparu (Amerika) ». Ainsi le « théâtre privé » des sujets de Catalyse va-t-il rencontrer pour s’y frotter avec bonheur l’univers fantasmatique de l’écrivain pragois, rendant chacune et chacun metteur(e) en scène de son imaginaire lové dans les plis de « l’autre scène ». Convoquer le lieu de notre inconscient tragique – au sens où l’entendait le théâtre grec exposant des personnages en prise avec des conflits intérieurs – où se joue et rejoue à l’envi la théâtralisation de nos désirs enfouis, en les croisant avec les problématiques traversant l’œuvre de Kafka (la faute, la punition, la soumission, l’exclusion « sans raison »), tel est « l’en-jeu » artistique et humain de ce spectacle singulier.

D’emblée on est accueillis par la monumentale affiche représentant en bonne place des anges entonnant la trompette (œuvre de la scénographe plasticienne et peintre, Hélène Delprat qui a conçu toute la machinerie diablesse) pour l’annonce « fabuleuse » faite aux demandeurs d’emploi qui s’en retrouveront, à leur insu, fort marris. En effet la réussite fulgurante promise à qui sera embauché dans le grand Théâtre d’Oklahama, où « tout le monde peut jouer et où chacun à sa place », va opérer comme le miroir aux alouettes : attirer diaboliquement dans ses rets (se méfier, comme de l’eau qui dort, de la face cachée des anges…) les laissés pour compte en quête de nouvelles existences.

Si la faute est omniprésente chez Kafka, le lapsus contenu dans le titre – « Oklahama » au lieu d’Oklahoma – et que l’on doit à l’écrivain en personne, vaut son pesant d’inconscient en augurant du sort de Karl Rossmann, le protagoniste juif allemand exilé aux Etats-Unis d’Amérique. En effet la terre promise annoncée à tue-tête par les anges de la renommée… sera à renommer elle aussi. Karl qui avait rêvé d’être ingénieur, se retrouvera in extremis « bien heureux » d’être embauché comme agent à tout faire et son nom d’emprunt, Negro, il ne s’en défera pas sans que cela ne semble l’atteindre.

Sortis tout droit de l’univers kafkaïen, une galerie de prototypes fonctionnant comme des prêts à porter de la condition humaine, vont rejoindre joyeusement Karl dans ses tribulations. Fanny, chevauchant ses rêves béatement. Rougeaud, le chimpanzé humanisé qui se souvient sans nostalgie de sa nature simiesque à laquelle il a dû renoncer pour vivre parmi les hommes – c’est là le prix à payer pour être « assimilé ». L’artiste du Jeûne, éclatant d’envie artistique, en quête de son effacement radical par anorexie provoquée, et ce – dans le droit fil de l’absurde kafkaïen – pour prouver aux yeux des autres qu’il existe. Joséfine, la cantatrice non chauve – elle arbore une flamboyante perruque rousse – qui n’en finit pas de vouloir imposer fortement sa voix fluette de souris. Enfin, le directeur et son Secrétaire, fantoches d’un pouvoir décisionnel de pacotille.

Sur la chorégraphie d’Agnieszka Riskiewicz accompagnant les mouvements des comédiens pour qu’ils puissent librement se livrer sur le plateau, la musique enregistrée de Julien Perraudeau dont les cuivres aux sonorités burlesques percutent avec justesse nos tympans, les lumières de Mana Gautier baignant l’atmosphère onirique pour la rendre sensible à nos yeux, sans oublier les costumes faramineux cousus main par Clair Raison, les acteurs de Catalyse -Tristan Cantin, Manon Carpentier, Guillaume Drouadaine, Christian Lizet, Christelle Podeur, Jean-Claude Pouliquen et Sylvain Robic – excellent en tous points. Leurs noms méritent d’avoir « droit de cité », au même titre que ceux qui ont initié cette œuvre collective (rajoutons pour être complet le nom du dramaturge, Pierre Chevallier).

Acteurs à part entière, les pensionnaires de Catalyse s’en donnent à cœur joie sur le plateau qu’ils habitent de leur présence rayonnante, jusque et y compris lors du salut final, où le masque de l’acteur tombé, ils savourent avec une gourmandise goûteuse cette « re-connaissance » oh combien légitime que leur confèrent les applaudissements nourris.

Leur jubilation d’avoir rencontré dans l’univers de Franz Kafka une partie secrète d’eux-mêmes se confond avec la nôtre. En effet, la prophétie fallacieuse des anges trompeurs – « Notre théâtre emploie tout le monde et met chacun à sa place » – n’est plus maintenant à entendre de la même manière. Prise au pied de la lettre, elle résonne désormais en nous comme un manifeste pour un théâtre populaire, exigeant, essentiel, un théâtre tout simplement humain. Cette noble ambition dont naguère le créateur d’« Une semaine d’art en Avignon » avait fait sa profession de foi, est portée jusqu’à nous par ce « Grand Théâtre d’Oklahama » libérant une bouffée d’oxygène salutaire dans un environnement théâtral encore trop souvent saturé d’inutiles effets spéciaux sentant à plein nez l’artifice.

Yves Kafka
Vu au 72e Festival d’Avignon

Photo Christophe Raynaud de Lage

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