CRITIQUE. « Je ne me souviens pas » de Mathieu Lindon, adapté et interprété par Christophe Dellocque avec la collaboration artistique de Sylvain Maurice, au théâtre des Déchargeurs, Paris, jusqu’au 6 avril du jeudi au samedi à 18h30.
La démarche est limpide, qualité qui se raréfie dans les créations contemporaines, et elle est intéressante. Davantage qu’un Perec en miroir, qu’un Perec à rebours, Mathieu Lindon, dont la qualité de plume, réelle, souffre de la comparaison qu’il s’impose à lui-même, signe un texte par ailleurs humble et intelligent. Christophe Dellocque le sert avec finesse et dosage, tout à la clarté d’un jeu sans ambages.
C’est rare, un seul en scène qui ne parle pas de son comédien ; de son interprétation plus ou moins brillante d’un texte plus ou moins brillant ; qui ne se transforme pas en audition à jury indéterminé et en déballages successifs de puissance, d’émotion, de clownerie, bref, en une vaste démonstration technique d’un savoir-faire exalté (mettons le talent sous réserve) sous prétexte d’avoir trouvé quelque chose à dire ou de connaître assez bien quelques textes du répertoire. « Je ne me souviens pas » ne tombe dans aucun de ces écueils qui minent pléthores de scènes privées, qui vendent un peu cher à Paris de l’espoir à décevoir.
Christophe Dellocque dit si bien « je » qu’on oublie que ce « je » a été écrit par un autre, puis même dit, là, à l’instant, par un autre que soi. Et ce « je » est la raison pour laquelle ces quelque cinquante minutes de spectacle méritent une courte interruption dans vos affaires courantes. Christophe Dellocque a trouvé comment jouer un « je » impersonnel, comment incarner un « on » qui dit « je ». Ce « je » qui ne se souvient pas, est-il sur scène ? On croirait que notre conscience parle à voix haute autour de nous, ce « je », c’est le mien, ces premières fois oubliées, ce sont les miennes, et les vôtres ! il y a un « je » qui dit « vous », qui passe à son destinataire comme une idée passe à l’esprit -ou un souvenir. Et à la façon dont une image est rendue à nos sens renversée pour nous être lisible, ce « je » a fait des pirouettes pour passer du « je » d’un autre au « je » qu’on croyait le plus intimement nôtre. Que nous sommes semblables, tous, ici, quelques dizaines de minutes et depuis toujours…
« Je ne me souviens pas » est une rencontre intime du public avec lui-même, tout seul avec « je » collectif qui ne parle que de lui.
À Christophe Dellocque le bon goût de la posture, de la réserve, de l’effacement, de l’invitation et de la suggestion sur le mode d’une présence impersonnelle. On goûte particulièrement son excellente gestion des silences, talent fort mal distribué parmi ses pairs, et particulièrement exposé dans ce tempo particulier du seul en scène.
Toutefois, le spectacle a besoin de vieillir un peu, de prendre un peu de bouteille, il a le nez d’un vin prometteur qu’on n’a pas encore assez fait respirer. On est moyennement convaincu par les intermèdes musicaux, séduit toutefois par leur juxtaposition avec le texte, dit en poésie ou dans un slam mesuré. Le comédien lui-même ne semble pas très à l’aise avec cet aménagement inutile. « Je ne me souviens pas » est une performance courte et efficace : il ne faut pas craindre la brièveté, l’effet n’en sera que plus atypique et réussi à la fois. Messieurs Dellocque et Maurice, allez au bout de votre audace. Je serais curieuse de vous revoir dans quelques mois.
Marguerite Dornier