« LE FILS », LE CONSENSUS MOU DE BACHELOT NGUYEN

CRITIQUE.  » Le Fils  » – texte Marine Bachelot Nguyen – idée originale, mise en scène et scénographie David Gauchard – Théâtre du Rond-Point, Paris – du 19/03/19 au 14/04/19.

A trop vouloir présenter une forme susceptible de rallier les communautés bien-pensantes, qu’elles soient catholiques modérées ou laïques lénifiées, en prenant soin d’édulcorer là où le scandale perdure pour mieux faire « entendre » – sans risquer trop choquer – les dérives des catholiques traditionnalistes et de leurs alliés naturels d’extrême droite, on gagne en superficie d’audience ce que l’on perd en profondeur. David Gauchard, le metteur en scène, Marine Bachelot Nguyen, l’auteure à laquelle il a passé commande, et Emmanuelle Hiron, l’interprète impeccable des intentions des deux premiers, outre le réel intérêt du sujet traité – les dévoiements sectaires pratiqués « au nom de Dieu » – restent en-deçà d’un théâtre assumant délibérément son rôle irritant d’agitateur, ouvrant à chacun non les voies menant vers une pensée commune autour d’un consensus mou allant de soi mais ouvrant sur un cheminement personnel beaucoup plus radical.

Partant d’un fait divers vécu à Rennes – rue bloquée en face du Théâtre National de Bretagne par des manifestants agenouillés de l’institut Civitas protestant contre le spectacle, « Sur le concept du visage du fils de dieu », jugé impie de Roméo Castellucci – et d’un autre relatant le suicide d’un jeune gay de l’association Le Refuge, David Gauchard et ses complices en écriture et interprétation portent sur le plateau la voix d’une femme (presque) ordinaire traversée par les idéologies rampantes d’une haine ordinaire parée des enluminures d’un traditionalisme religieux aux effluves nauséabondes. Et c’est là, à cet endroit précis d’un engagement manquant, que le bât blesse…

Même le nom de celui par qui le scandale est arrivé – Roméo Castellucci, connu pour la radicalité de son théâtre refusant tout compromis – n’est jamais cité… Peur de réactiver les très violentes réactions suscitées par celui qui a délibérément mis en scène les excréments jetés à la tête monumentale d’une peinture d’Antonello di Messina, figure majeure du quattrocento italien, représentant le Christ en croix ainsi que les grenades en plastique balancées sur ce même visage christique par un groupe d’enfants les sortant de leur cartable ? Certes l’artiste performeur, adepte d’un théâtre total, voulait-il signifier au travers de sa proposition artistique que la vie comme la mort se déroule entre fèces et urine, mais le caractère iconoclaste de cette dernière ne pouvait passer inaperçu… Désir œcuménique de David Gauchard de rassembler à tout prix les deux camps – loin des jets d’œufs et d’huile de vidange projetés en réponse par les intégristes sur les spectateurs et acteurs d’Avignon en 2011- pour les réconcilier dans une bien-pensance de bon aloi en arrondissant les angles de ce qui pourrait choquer la bonne conscience de mise en milieu cultivé ?… En tout cas, un défaut apparemment manifeste de détermination politico-artistique alors que les noms de Sarkozy et Marine Le Pen, eux sont cités en toute banalité.

Sur le plateau où un cercle de bois accueille un monumental piano-cercueil, l’actrice s’essaie à jouer avec la distance brechtienne qui sied aux mises en scène contemporaines… sans pour autant y parvenir lorsqu’elle se met à trembler du bas du visage pour marquer avec ostentation l’émotion qui la traverse en évoquant le suicide du fils. Plus que « réellement » distante, malgré le passage du je à elle, elle joue la distanciation en s’y perdant parfois. De plus, à deux ou trois reprises, la voix off du fils dialoguant avec elle se fera entendre, créant ainsi une solution de continuité, une rupture dans le processus de distanciation. Enfin – et ce n’est pas là non plus le fait de la comédienne mais le parti-pris de l’écriture du texte – les très nombreuses adresses faites au public (– Vous y allez, vous, à la messe ? – De vos enfants, vous êtes fiers ? – Et vous, vous avez des amis ? – Et vous, vous auriez accepté de prendre un café avec elle ?) visant à briser le quatrième mur brechtien pour abolir l’illusion théâtrale en créant la proximité avec les spectateurs, font figure de procédés défraîchis dont la scolaire répétition est aussi agaçante que cousue de fil blanc.

Ce fil blanc trame aussi le scénario qui ne révèle in fine que peu de surprises… En effet l’itinéraire suivi par cette petite bourgeoise provinciale, devenue pharmacienne par la grâce de son mariage à l’église selon les rites rigoristes de la belle famille catholique avec l’étudiant en pharmacie rencontré sur les bancs de la fac, puis dans la foulée promue mère pratiquante de deux enfants, et échappant enfin à sa vie étriquée de modeste notable (« excellente apothicaire, après ces deux congés maternité passés entre couches et biberons, elle a offert à nouveau à ses clients son beau sourire féminin sans oublier pour autant d’avaler les cartes bancaires ») grâce aux réunions à la Salle Jeanne d’Arc où des femmes bien sous tous rapports racontent non sans délectation le calvaire de l’avortement et combien les vibrations d’un embryon de deux mois témoignent d’une vie que l’on ne peut impunément détruire. Si l’on ajoute à cet itinéraire d’une femme gâtée par l’ennui, la rencontre avec l’épouse du chirurgien – tiens, elle répond au prénom de Ludivine, écho de Ludovine de La Rochère de La Manif pour Tous – qui daigne lui accorder la haute reconnaissance sociale lui faisant défaut, on comprend vite que l’héroïne soit la proie toute désignée d’un embrigadement lui permettant d’échapper à la médiocrité bovaryenne d’une existence sans saveur.

Dès lors, qu’elle refuse de délivrer la pilule du lendemain en prétextant qu’elle n’en a plus dans son officine, et qu’elle jubile intérieurement en indiquant comme produit de substitution aux pécheresses le site ivg.net tenu par des cathos intégristes chargés de convaincre les brebis égarées de conserver leur précieux embryon attaché à leur utérus pour qu’il devienne fœtus et ensuite bébé plein de vie, semble fort naturel. Pas étonnant donc qu’elle franchisse ce pas avec l’allégresse de celle qui se sent pousser des ailes – d’ange – en se découvrant soudainement dotée d’une mission évangélique de la plus haute importance. Quant aux dégâts collatéraux de son engagement intégriste aux côtés des partisan(e)s purs et durs du bleu-blanc-rose de la Manif pour Tous, elle les vivra à ses dépens dans sa propre cellule familiale… Son fils chéri, le doux, raffiné intellectuel aux boucles blondes, au visage d’ange et aux talents de pianiste, s’avérera en effet – étonnant, non ? », comme l’aurait dit en son temps Pierre Desproges pour conclure la Minute nécessaire de Monsieur Cyclopède – « déviant sexuellement » et verra ses espoirs de concert au piano interrompu… par une interruption volontaire de vie. Mais même quand tout s’écroulera en elle, l’intégrisme sera là pour la sauver.

Au nom du père, du fils et du saint esprit, si les dérives de l’intégrisme religieux sont ici certes patentes – « présentées sur un plateau » pourrait-on dire – elles auraient pour le moins mérité d’être exposées sans excès de pudeur prudente et bien-pensance messianique pour nous surprendre, nous heurter, voire nous scandaliser, afin que – sans être pris infantilement par la main – nous puissions librement « réfléchir » l’ampleur de leur nocivité. Pour traiter l’extrême gravité d’un tel sujet, « Le théâtre de la cruauté » cher à Antonin Artaud aurait été d’une autre intensité artistique, si ce n’est d’une autre efficacité politique.

Yves Kafka
Vu au TnBA en novembre 2018.

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